Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 08 Septembre 2023
Artiste découverte il y a quelques années avec les très jolis Sous un ciel nouveau et Les temps retrouvés, Cocoro Hirai fait son grand retour en France en ce mois de septembre avec une nouvelle création originale pour le compte, une nouvelle fois, des éditions Ki-oon. Pour cette série nommée B-Side, la mangaka est pour la première fois seule aux commandes, après ses deux précédents travaux où le scénario était l'oeuvre de Kei Fujii.
B-Side démarre sur une scène heureuse où deux frères, l'enfant Rin et l'adolescent Yugo, profitent ensemble d'un beau moment musical complice: leur morceau, pour lequel Rin est à la composition et Yugo aux arrangements, passe à la radio ! Hélas, leur bonheur est de courte durée, dès lors que leur mère puis, un peu plus tard, leur grand-père se rappellent à leur mémoire: si ces deux-là leur inculquent depuis toujours la musique classique avec sévérité, ce n'est en aucun cas pour les laisser créer leur propre musique ! Jour après jour, ils exigent des deux jeunes garçons qu'ils suivent à la lettre les partitions avec le plus d'application possible, dans l'unique but de rester fidèle à la réputation de la famille Honda, une longue lignée de musiciens. Dans ce contexte toujours plus tendu où on veut contrôler leur vie, Yugo est le premier à craquer et à se rebeller, et il suffit d'une gifle de son grand-père en retour pour qu'il décide de quitter la maison. Voici alors Rin seul... ou presque. Car depuis qu'il est né, ce jeune prodige avide de créer ses propres compositions est accompagné par une mystérieuse voix qu'il est le seul à entendre et qui essaie de le guider, entre conseils et critiques de ce qu'il fait. Alors qu'il est devenu adolescent et qu'il est en train de connaître de terribles épreuves dans sa vie, le jeune garçon apprend enfin, de la bouche de cette voix elle-même, qui est ce fantôme qui le hante: l'esprit d'un compositeur qui s'est suicidé au XIXe siècle sans avoir pu accomplir son plus grand chef d'oeuvre musical et qui est alors tombé dans l'anonymat: un certain Ludwig van Beethoven...
Cette fois-ci, Cocoro Hirai nous immisce donc dans l'univers de la musique classique, un univers qu'elle cherche à dépeindre de façon à la fois assez vibrante et réaliste. Vibrante, car les moments musicaux se veulent assez passionnés via certains choix visuels: un beau focus sur l'expressivité des musiciens, l'absence d'onomatopées pour mieux se centrer sur eux, les traînées musicales qui virevoltent de façon significative... Et réaliste car, derrière la passion évidente de Rin et de Yugo, il y a bien des obstacles, entre les pressions de différents types (familiales avant tout, mais aussi scolaire avec un cursus classique exigeant), les possibles rivalités à venir, ou encore le besoin d'être toujours alerte (par exemple quand il faut urgemment noter noter ses idées avant de les oublier). C'est dans ce contexte en flux tendu, où il s'épuise au risque d'atteindre ses limites, que Rin tâche, avant tout,de mener son combat personnel: sortir des carcans imposés par sa mère et son grand-père qui ne s'intéressent même pas réellement à lui puisqu'elle ne voit en lui qu'un moyen de faire perdurer la réputation familiale.
L'oeuvre promet alors de nous offrir un intéressant portrait d'émancipation où Rin, plutôt que de laisser sa créativité être étouffée, devrait tâcher de la laisser s'exprimer, dans ce monde de la musique classique où les partitions sont très loin de tout faire. Mais alors que l'oeuvre aurait pu se limiter à ça, Hirai y ajoute un ingrédient qui devrait, sur la longueur, faire le sel de l'oeuvre: ce fameux fantôme faisant résonner sa voix dans la tête de Rin depuis toujours. pour cela, la mangaka part d'une idée suffisamment stimulante: et si Beethoven, au lieu de poursuivre sa vie comme dans notre réalité jusqu'à créer sa plus célèbre symphonie, s'était suicidé parce qu'il était devenu sourd, en n'ayant alors pas pu composer son oeuvre la plus renommée, et en ayant alors laissé derrière lui de grands regrets en plus d'être tombé dans l'oubli ? Si cette idée est intéressante en plus d'être plutôt bien mise en images (principalement via l'utilisation de bulles noires aux contours flous pour les pensées du fantôme), il faudra sans doute attendre la suite pour qu'elle prenne plus d'importance, après une dernière partie de tome marqué par une tragédie. Et en attendant, une interrogation est déjà efficacement soulevée: à partir du moment où le fantôme est là pour le guider, est-ce bien sa propre musique ou plutôt celle dictée par Beethoven que Rin compose et joue ? L'esprit du compositeur est-il un allié ou un manipulateur de plus ?
Avec son idée de base intéressante, son portrait d'une émancipation vers la créativité, ses premiers événements durs (même si un peu trop vite vus) et ses interrogations, ce premier volume fait suffisamment bien son office en tant qu'introduction. Et pour bien porter le tout, Ki-oon a mis les bouchées doubles, non seulement en s'offrant les services du célèbre pianiste Sofiane Pamart pour la préface et la création de la musique du trailer de la série, mais aussi en proposant 11 pages bonus regroupant une présentation de Beethoven ainsi que la manière dont Hirai le réinterprète, puis une interview de la mangaka, et enfin quelques esquisses préparatoires des personnages principaux. A part ça, soulignons également la beauté de la jaquette, les huit premières pages en couleurs sur papier glacé, la bonne qualité de papier et d'impression, le lettrage propre, et l'impeccable traduction de Géraldine Oudin.