Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 27 Octobre 2023
Parfois considéré comme le parent pauvre du catalogue de Glénat Manga, le shôjo/josei s'offre en ce mois d'octobre une très belle actualité avec pas moins de trois nouvelles oeuvres, dont une n'est autre qu'un gros one-shot de plus de 420 pages publié en grand format: Les Âmes Enflammées. De son nom original Kimi no Kokoro ni Hi ga Tsuite (littéralement "Ton coeur est en feu"), cette oeuvre signée Tsuru Ringo Star (mangaka que l'on découvre en France pour l'occasion) est sortie au Japon en un seul gros volume broché similaire à l'édition française en mai 2022, après une prépublication de ses chapitres dans le magazine Comic Essay des éditions Kadokawa, un magazine qui, comme son nom le laisse deviner,laisse régulièrement la part belle à des mangas-essais cherchant à poser un certain regard sur la société.
Tsumugi Hayase, 35 ans, mère et femme au foyer, étouffe de plus en plus dans son rôle de maman qui est un travail à part entière (ne cessons jamais de le rappeler), d'autant plus que son mari Kazuya, 38 ans, ne lui apporte aucun soutien dans les tâches ménagères sous prétexte que lui-même est déjà épuisé en rentrant du travail où il se tue pour subvenir aux besoin de sa famille, en ne manquant alors pas de culpabiliser son épouse.
Kakeru Saito, lycéen, complexe depuis longtemps sur son visage suite à une remarque méchante subie au lycée, si bien qu'il a pris l'habitude de porter un masque, tout du moins jusqu'au où il a l'idée de se maquiller, quand bien même cette pratique serait "féminine".
Reika Namikawa, camarade de classe de Kakeru qui accepte ce dernier sans le moindre préjugé et même en l'encourageant à devenir celui qu'il veut être, est une personne qui tâche elle-même d'être elle-même malgré certains ragots: iel ne se sent ni garçon ni fille même s'iel est né fille, et ne comprend pas pourquoi son entourage l'imagine en couple avec Kakeru puisqu'iel n'arrive pas à cerner la notion de sentiment amoureux qui lui a toujours échappé, ce qui lui a déjà joué des tours par le passé.
Miharu Tashiro, 42 ans, est une célibataire endurcie qui se considère comme banale, qui exécute correctement son travail en tant que gagne-pain et qui accorde une certaine importance à l'argent, mais qui doit soudainement faire face à une promotion qui aurait pu lui faire plaisir si elle ne visait pas uniquement à "féminiser l'encadrement supérieur" juste pour coller aux changements de société actuels, si bien qu'on lui fait sentir que finalement on n'attend rien de plus d'elle.
Mao Nishinojo, 32 ans, considère qu'elle n'a jamais eu de talent qui lui est propre et s'est laissée vivoter jusqu'à présent jusqu'à devenir intérimaire dans une maison d'édition un peu par hasard, et si elle ne s'est jamais plainte de sa situation jusque-là, elle ressent parfois comme un vague à l'âme. Sa solitude est-elle un mal ?
L'écrivaine de 52 ans Yoko Hakamada et son fils le lycéen Rui, voisins de Mao, ont depuis toujours une relation mère-fils qui sort quelque peu de la norme car elle est très souvent en voyage et n'a pas de mari. Ca leur vaut parfois à tous les deux des regards extérieurs d'incompréhension, les poussant un peu à se poser des questions, mais dans le fond sont-ils malheureux comme ça ?
Kotone Hashiba, Miyuki Orie et Maki Osada sont trois amies ayant désormais dépassé la soixantaine mais s'interrogeant toujours sur l'amour: tandis que deux d'entre elles, respectivement célibataire et veuve, entreprennent de trouver une nouvelle relation, la troisième, toujours mariée, s'interroge sur son couple où il n'y a plus la moindre trace d'amour depuis longtemps.
Aucune de ces personnes ne se ressemble: leur statut, leur genre, leur âge... tout diffère. Et pourtant, elles sont toutes unies par des sentiments profonds restés trop longtemps enfouis jusqu'à s'être parfois quasiment éteints, généralement sous les pressions insidieuses qu'impose la société, entre le regard des autres, le patriarcat, les règles tacites sur des choses comme le genre ou le célibat, et on en passe. Mais ces sentiments profonds brillent encore d'une lueur suffisamment vive pour qu'un être, tantôt à l'apparence de chien tantôt au physique d'humain, s'intéresse à eux de près, les conseillant, les guidant ou leur faisant prendre conscience de certaines jusqu'à ce que la lueur s'enflamme totalement.
"Je m'appelle Homura ! Je me nourris du feu qui brûle dans le coeur des gens."
A partir de cette petite pointe surnaturelle et quasiment métaphorique que constitue Homura, vous aurez compris que Tsuru Ringo Star propose un manga composé de plusieurs histoires où, à chaque fois, il est question de décortiquer plusieurs situations sortant plus ou moins de la norme imposée par la société: la condition de mère au foyer encore mésestimée, l'idée qu'un garçon se maquille, quelqu'un ne se sentant ni garçon ni fille et étant en plus aromantique, une femme promue juste pour servir de potiche dans une entreprise restant dans le fond totalement dominée par les hommes, le célibat et la solitude qui serait forcément vécus négativement d'après beaucoup, une famille différente du schéma majoritaire, l'envie de trouver ou de retrouver l'amour alors qu'on n'a plus 20 ans... Bien des mangas sont déjà abordé ces différents sujets, mais beaucoup moins les ont déjà abordés tous ensemble. Et ça, c'est quelque chose que Tsuru Ringo Star effectue à merveille, pour plusieurs raisons.
La première est tout simplement son écriture, que l'on devine profondément réfléchie tant aucune phrase n'est creuse: dans un format suffisamment long pour pouvoir pleinement exprimer ses idées, Tsuru Ringo Star amène toutes ses réflexions avec une clarté exemplaire, en s'interrogeant et en nous interrogeant en profondeur à la fois sur des plans personnels (par exemple, Mao qui cherche la forme de solitude qui la rend heureuse, car oui la solitude et le célibat ne sont pas un mal) et sur des plans plus larges où la société a encore du chemin à faire pour évoluer réellement, ne serait-ce que sur les règles/normes imposées sur comment on doit être ou encore sur un patriarcat qui peine à laisser l'égalité réellement se faire (ce n'est pas Miharu qui dira le contraire, elle qui est promue uniquement pour "féminiser" l'encadrement de l'entreprise sans que rien ne change finalement).
La deuxième est la façon astucieuse dont Tsuru Ringo Star, à travers la figure fantastique de Homura, exploite l'idée de laisser les sentiments enfouis des gens s'exprimer, s'enflammer pour que chacun d'eux soit enfin lui-même, quitte à se rebeller plus ou moins fortement contre les diktats ou à simplement apprendre à les ignorer, quand il ne s'agit pas tout bonnement d'essayer de les changer à l'image d'une Tsumugi qui, plutôt que de laisser la distance et l'inégalité se créer toujours plus dans son couple, cherchera à répondre à son mari, à le confronter pour, peut-être, lui faire comprendre ce qui ne va pas.
Et on touche là à ce qui est peut-être le plus intéressant dans l'oeuvre: là où la majorité des mangas de société se contentent de mettre le point sur les choses qui ne vont pas, Tsuru Ringo Star a pour plus-value d'également chercher des solutions. Pour cela, elle se sert de l'ardeur de ses "âmes enflammées" pour pousser ses personnages vers différentes possibilités, en cristallisant notamment, parmi beaucoup de choses (savoir prendre le temps de se renseigner sur ce qui se passe autour de soi pour mieux saisir ce qui ne va pas, par exemple) l'importance d'ouvrir son coeur et de parler, à son entourage bien sûr mais aussi parfois à des gens qu'on ne connaît pas plus que ça et qui pourraient prêter une oreille attentive.
Enfin, si l'oeuvre est si immersive, c'est aussi parce que les personnages ne sont pas juste les "héros d'un chapitre". On retrouve la plupart d'entre eux de façon assez régulière, les personnages principaux d'un chapitre peuvent devenir les personnages secondaires d'un autre chapitre et vice versa, leurs parcours s'entrecroisent à plusieurs reprises, et cela permet dans certains cas (le plus marquant est celui de Tsumugi et Kazuya) de les suivre sur plusieurs périodes pour mieux jauger leur évolution, le tout jusqu'à un chapitre "conclusion" particulièrement abouti en revenant sur chacun de ces visages que l'on a côtoyés pendant 400 pages.
"Personne ne peut reculer, une fois que son âme est enflammée !"
Les Âmes Enflammées est un chef d'oeuvre dans sa catégorie, et sûrement le manga de société le plus important et complet de 2023, tant Tsuru Ringo Star, jusque dans sa longue et riche postface, fouille ses sujets en profondeur à travers une merveille d'écriture, et en s'appuyant sur un dessin suffisamment fin et expressif pour accompagner avec force son propos.
Qui plus est, Glénat nous l'ouvrage dans une édition tout à fait convaincante. Le papier a beau être fin, il est peu transparent, est souple, et permet de prendre facilement et avec une certaine légèreté ce pavé de plus de 400 pages en grand format. A part ça, la jaquette reste proche de l'originale japonaise, la première page en couleurs est appréciable, le lettrage du Studio Charon est très propre, et la traduction effectuée par Karine Rupp-Stanko est très soignée.