Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 10 Juin 2024
La prolifique collection Moonlight des éditions Delcourt/Tonkam accueille en ce mois de juin Alice in Kyoto Forest, une courte série achevée en deux tomes, et dont les deux volumes viennent de paraître simultanément dans notre langue. Au Japon, les 13 chapitres de cette oeuvre ont initialement été prépubliés à rythme mensuel, de janvier 2019 à janvier 2020, sur le site Magkan des éditions Mag Garden, sous le titre "Kyouraku no Mori no Alice" (dont le titre anglais de l'édition française est une traduction littérale).
L'oeuvre est, à l'origine, un roman de Mai Mochiduki (ou Mochizuki), une écrivaine très attachée à la ville de Kyoto puisqu'on lui doit aussi les séries de romans "Wagaya wa Machi no Ogamiya-san" (en anglais "My Home Is a Gion Shaman Shop", l'oeuvre se passant donc dans le célèbre quartier de Gion) et "Kyouto Teramachi Sanjou no Holmes" (dont l'adaptation animée fut diffusée en France en simulcasts sur Crunchyroll en 2018 sous son nom international "Holmes of Kyoto"), ses oeuvres étant souvent teintées de mystère et d'une pointe de fantastique. C'est la mangaka Niwa Haruki qui s'est chargée de l'adapter en manga, en signant alors là la toute première série professionnelle de sa carrière, après avoir signé quelques histoires courtes et avoir officié dans le milieu du doujinshi.
L'histoire nous immisce auprès d'Alice, une jeune fille qui, à seulement 15 ans, n'a déjà pas eu une vie facile: orpheline de qu'un accident a emporté ses parents quand elle n'avait que ans, elle a dû quitter sa ville natale de Kyoto pour aller vivre au nord du pays avec sa tante, le mari de celle-ci et leurs enfants. Mais la famille étant déjà nombreuses, Alice n'a jamais trouvé sa place là-bas, d'autant plus que son oncle lui a toujours fait sentir qu'elle n'était pas vraiment la bienvenue. Alors depuis toutes ces années, la jeune fille, tout en se réfugiant dans les livres qui sont sa seule échappatoire et sa seule source de bonheur, ne rêve que de prendre son indépendance au plus vite, et pense avoir trouvé la bonne solution en tombant sur une publicité pour les geisha de Kyoto: c'est décidé, elle deviendra une maiko, c'est-à-dire une apprentie geisha ! La voici embarquée jusqu'à son ancienne ville dans la voiture d'un élégant vieil homme, où elle trouve à ses côté des peluches de lapin blanc et de grenouille.
Arrivée à Kyoto, elle a forcément de quoi se réjouir de revoir sa ville natale où elle a tous ses souvenirs avec ses parents mais aussi avec un certain Ren, un garçon de son page qui était mystérieux et avec qui elle avait sympathisé, au point de se dire que plus tard ils se marieraient ensemble. Mais sitôt le grand pont Gojô traversé, la ville lui semble très différente, comme ancrée dans une toute autre époque... Et c'est d'autant plus bizarre que les deux peluches, nommées Hachisu et Natsume, prennent vie et se mettent à parler pour la guider de façon nébuleuse ! Arrivant finalement jusqu'à l'okiya (la maison de geisha) où elle est censée commencer sa formation, l'adolescente rencontre la maîtresse du lieu, Momiji, qui affirme d'abord n'avoir eu aucun contact avec elle pour un éventuel apprentissage, mais finit quand même par l'accueillir, intriguée par cette jeune fille qui lui rappelle des choses et qui ne semble pas avoir conscience du lieu où elle a vraiment atterri...
Comme le laisse deviner son nom, Alice in Kyoto Forest voit Mai Mochiduki s'inspirer très librement d'Alice au Pays des Merveilles, chose qui se ressent principalement par la manière dont la jeune héroïne se retrouve transportée dans un monde dont, pour l'instant, la logique lui échappe. Cet autre monde, il s'agit donc d'une ville de Kyoto bien différente de la vraie, dans la mesure où s'y mêlent un cadre très traditionnel (comme figé dans un passé d'il y a plusieurs siècles), avec des éléments d'autres époques et d'autres encore un brin surnaturels (à commencer par la façon dont Hachisu et Natsume ont pris vie, et par la manière dont les divinités peuvent apparemment apparaître concrètement) et des règles de vie et de conduite un peu étonnantes (par exemple, il n'y a ici aucun argent pour acheter des choses, et à l'issue de ce premier tome ni Alice ni le lectorat ne savent encore quel est le moyen de "paiement" dans ce monde).
Cette ville de Kyoto "différente", pleine de mystères et de petite élément surnaturels, il faut avouer que Niwa Haruki la dépeint plutôt joliment dans ses planches: les décors, vêtements et apparitions fantastiques sont assez immersifs en mélangeant éléments anciens, traditionnels et folkloriques et aspects plus surnaturels, et ils ont le mérite d'être omniprésents pour vraiment nous immerger dans cette Kyoto à-part, à la fois si belle dans ses lieux anciens emblématiques, et si énigmatique à travers ses détails hors-du-commun. Qui plus est, la dessinatrice ajoute à ça des designs de personnages assez arrondis, doux et expressifs, qui collent bien à l'ambiance générale.
Bien que, au départ, Alice puisse agacer un peu par sa naïveté beaucoup trop prononcée et par son manque de jugeote, on peut aussi se dire que son absence de vrais questionnements sur cette Kyoto différente provient du fait qu'elle ne veut pas retourner dans une réalité où personne ne l'attend, pas même son fameux Ren (mais là-dessus, nous n'en dirons pas plus pour ne pas spoiler). Cependant, est-ce pour autant qu'elle a réellement envie de devenir maiko ? Ce choix est-il sincère, ou ne fut-il pour elle qu'un moyen de prendre au plus vite son indépendance pour fuir son détestable oncle ? A partir du moment où elle est mise face à ça, la jeune fille va enfin devoir se questionner sur ce qu'elle veut vraiment, ce qui amène une thématique voué à être au coeur de l'oeuvre: l'importance de ne pas se mentir à soi-même, de vivre en écoutant son coeur, et de comprendre qui l'on veut être vraiment. Et pour y parvenir, Alice devra forcément entamer une sorte de quête initiatique pour en apprendre plus sur ce monde et pour cerner ce qui compte réellement pour elle. Entre sa mère dont elle chérit les souvenirs, les livres qui ont tant d'importance pour elle, et forcément un certain garçon, des pistes sont déjà là, et on doit bien dire que l'on a très envie de découvrir vers quoi elles aboutiront dans le deuxième et dernier volume.
Pour finir, quelques mots sur l'édition française, qui est très plaisante. A l'intérieur, le papier est souple et dans l'ensemble assez opaque, l'impression est très correcte, la traduction assurée par Anaïs Fourny est très claire, et le lettrage du Studio Charon est propre. Et à l'extérieur, la jaquette attire facilement l'oeil avec sa belle illustration (la même que pour la version japonaise, mais recentrée afin de profiter de détails supplémentaires, là où la version nippone la tronque un peu), son logo-titre soigné et ses éléments en vernis sélectif.