Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 28 Octobre 2025
Mettre en avant les minorités à travers des mangas inclusifs est, depuis longtemps, l'un des combats des éditions Akata (et on les en remerciera, comme toujours), et leur nouveauté de ce mois d'octobre en est un nouvel exemple probant et méritant naturellement l'attention. Adaptation du film japonais éponyme qui a été écrit et réalisé en 2019 par Hikari et qui a trouvé un bel écho à l'international (dont la France) via la plateforme Netflix, 37 Seconds est un manga achevé en trois volumes, qui a été prépublié au Japon entre 2022 et 2024 sur le site Kurage Bunch des éditions Shinchôsha. Il s'agit de la première série de la carrière de Yôhei Kurihara, mangaka qui a débuté professionnellement en 2019 avec quelques histoires courtes et qui a notamment travaillé auprès d'Akane Torikai et d'Inio Asano.
"Si j'avais pris mon premier souffle ne serait-ce qu'une seconde plus tôt, est-ce que moi aussi j'aurais pu goûter à la liberté ?"
Prononcées par l'héroïne de ce manga, ces paroles marquantes disent tout de l'état d'esprit dans lequel elle se retrouve. Aujourd'hui âgée de 23 ans, Yuma Takada est née avec une paralysie cérébrale qui, dans son cas, a touché ses jambes qui sont paralysées depuis toujours. Ayant grandi en fauteuil roulant avec tout ce que cela peut impliquer de limites dans nos sociétés validistes, elle contient en elle ses émotions contrastées, mais certains plans très évocateurs disent tout sur le regard qu'elle porte sur son invalidité. En plus de ça, elle vit depuis toujours avec une mère qui certes semble l'aimer de tout son coeur mais qui, à cause de son handicap, n'a jamais cessé d'être surprotectrice au point d'être étouffante, en ne la laissant absolument rien faire toute seule (y compris prendre son bain...).
Dans ce quotidien très limité, elle se raccroche alors à deux choses: le souvenir des paroles pleines d'espoir et de volonté prononcées autrefois par son père qui n'est plus là aujourd'hui, et son travail d'assistante mangaka auprès de son amie d'enfance Sayaka, jeune autrice qui a récemment percé. Seulement, quand elle comprend que sa fameuse amie l'exploite en la faisant concevoir un manga pour elle, et qu'elle se questionne plus que jamais sur pourquoi elle n'a pas droit à tant de choses que les personnes valides font chaque jour tout naturellement, la jeune femme décide envers et contre tout de se sortir de sa situation actuelle et de vivre par elle-même son rêve de toujours: devenir elle-même autrice de mangas à part entière. Dans la foulée de cette décision, elle tombe fortuitement sur un appel d'offres d'un magazine de mangas érotiques. Et si l'accueil réservé par la responsable de ce magazine est très positif dans l'ensemble, le fait est qu'il lui manque visiblement encore une chose pour concevoir des récits coquins suffisamment réalistes: de l'expérience personnelle.
Même si certaines avancées semblent un peu faciles (notamment des rencontres un peu trop fortuites et téléphonées), et bien que la manière dont la potentielle future responsable éditoriale de Yuma l'incite à expérimenter par elle-même le sexe pourrait d'abord sembler un peu trop intrusive, le fait est qu'il y a beaucoup de choses fortes et prometteuses à retenir de ce premier opus, de par le combat qui commence pour la douce, pétrie de doutes mais volontaire jeune femme, héroïne qui dégage quelque chose de résolument réaliste à la fois grâce à sa volonté et à sa part d'incertitudes face à des choses qu'elle n'aurait pas forcément osé faire avant sa prise de conscience.
Dans cette optique, les artistes derrière l'oeuvre savent bien, derrière les obstacles posés par une société bien trop validiste qui font souvent douter Yuma (notamment quand elle se sent condamnée à rester celle qu'elle est), faire ressortir son désir si simple et si naturel de choisir comment elle veut mener sa vie, et donc souligner ses efforts pour avoir son avenir entre ses mains... et cela sur tous les plans puisqu'elle devra aussi bien lutter sur le plan professionnel pour devenir mangaka et se sortir de l'emprise de Sayaka, sur le plan familial puisque tracer sa route impliquera de s'émanciper de sa mère surprotectrice, et même sur le plan plus personnel étant donné que le récit abordera assez frontalement les questions de la sexualité, du désir et du rapport à son propre corps chez notre héroïne, sujets généralement considérés comme tabous ou, en tout cas, n'étant sans doute pas suffisamment abordés la plupart du temps.
Sur le pur plan visuel, enfin, il y a certaines inégalités dues probablement au fait que Yôhei Kurihara est en tout début de carrière, néanmoins l'influence d'Asano et de Torikai se ressent facilement dans les designs, dans l'exploitation réaliste des décors urbains, dans plusieurs cadrages très évocateurs sur l'état d'esprit de Yuma et sur les petits combats quotidiens qu'elle doit mener dans la société faite avant tout pour les valides, et dans l'écriture assez introspective et crédible qui doit sûrement aussi beaucoup au film d'origine.
A l'arrivée, ce premier tome, malgré les quelques limites "techniques" évoquées, a surtout de quoi interpeller de par son sujet important et le parcours semé d'obstacles mais inclusif et inspirant qui commence pour Yuma. On suivra les deux prochains volumes de cette courte série avec beaucoup d'intérêt !
Côté édition française, il n'y a rien à redire sur la copie proposée par Akata: la jaquette est fidèlement adaptée de l'originale japonaise par Kevin Druelle d'Oshino Studio, le lettrage effectué par Raf. est très propre, la traduction assurée par David Pollet sonne juste (surtout quand il s'agit de souligner le ressenti de Yuma avec naturel et force), et le papier à la fois épais, assez souple et suffisamment opaque permet une qualité d'impression satisfaisante.

23/10/2025