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nolhane

De nolhane [6606 Pts], le 16 Octobre 2021 à 22h47

19/20

En occident, nous avons souvent une vision biaisée de l’histoire du manga. Vision qui est marquée par ce qui est disponible en français et par notre regard sur le médium et sur ce que l’on en connait.

Je sais bien que j’ai peu de connaissance sur l’histoire du manga mais je peux affirmer que ma vision c’est élargie grâce à la lecture de L’envol de Tsurita Kuniko.

 

Tsurita Kuniko est une mangaka dont le travail n’avait jamais été traduit en français jusqu’à maintenant. Nous découvrons son œuvre par le biais d’un imposant recueil de plus de 450 pages contenant 29 histoires courtes. Ce recueil ne réunit malheureusement pas tous les travaux de l’artistes mais la sélection permet de découvrir l’évolution de son travail, de son trait et de ses thématiques. La première histoire date de 1965 quand la dernière a été publié en 1980.

Tsurita Kuniko s’est mise très tôt à dessiner. Influencée par le Gekiga des librairies de prêts des années 50, la jeune femme souhaite de tout cœur dessiner du manga mais à l’époque, le médium est encore très masculin et s’il est difficile pour une femme d’être acceptée dans le milieu, il lui est impossible de ne pas faire du shojo manga.

Après quelques histoires pour des magazines shojo, Kuniko va envoyer ses planches au tout jeune Garo magazine alors qu’elle est encore au lycée. Ses histoires sont sélectionnées et elle va ainsi pouvoir laisser libre cours à son imagination et forger un style qui deviendra unique.

Si Tsurita Kuniko nous est présentée comme une mangaka d’une grande importance et comme un pilier du magazine underground/explorateur Garo, son parcours artistique a été freiné tout le long de sa vie par le simple fait qu’elle soit une femme. Le monde du manga a toujours eu du mal à laisser de la liberté et des opportunités aux femmes et même un magazine synonyme de liberté comme Garo a souvent mis des limites ou repoussé Kuniko pour la simple raison qu’elle était une femme. Si Garo finalement l’a reconnue (tardivement) en lui offrant un numéro spécial, ces freins ont forcément entachés la carrière de la jeune femme qui fut touchée très tôt par une maladie qui mit fin à sa vie en 1985 à l’âge de 37 ans.

Malgré ces difficultés, la mangaka restera toujours fidèle à ses envies sans ce plier au système. Cette force de caractère et cet amour de la liberté artistique va forger une œuvre unique, en avance sur son temps et possédant une personnalité rare qui m’a beaucoup touché.

Je tiens à saluer la qualité du travail éditorial des éditions Atrabile et la passionnante postface de Léopold Dahan qui permet de profiter au mieux de l’œuvre tout en nous éclairant sur l’histoire de l’artiste et sur ses créations. (Les éditions Atrabile font de toute manière toujours de l’excellent travail et Léopold Dahan et le traducteur des œuvres de Tsuge dans lesquels il propose également une éclairante postface, merci à eux).

Comme toujours avec les recueils d’histoires courtes, toutes les histoires ne vont pas nous marquer ou nous émouvoir autant et de la même façon. Pourtant, ce qui est très intéressant ici (ou comme chez d’autres artistes comme Tsuge), c’est de voir l’évolution de son art, des thèmes abordés, du trait et des expérimentations narratives au fil des histoires et au fil du temps. (Les histoires étant classées par ordre chronologique).

Les premières histoires sont courtes, légères, drôles et ancrées dans des univers de sciences fictions. Le dessin possède déjà une certaine personnalité et on lit ces histoires avec grand plaisir tant elles sont inventives et leur caractère rétro est plaisant (En voyant le dessin de certaines histoires, je n’ai pas arrêté de penser à la bande dessinée européenne contemporaine tout le long du recueil).

Les histoires suivantes vont nous prouver que le style et les ambiances vont constamment évoluer avec Non-sens, une histoire surprenante d’un bout à l’autre et proposant des expérimentations visuelles aussi réussies qu’impressionnantes pour l’époque (1966). L’histoire d’après, Femme continue les expérimentations avec une histoire très visuelle, touchante et muette.

Il va en être ainsi durant tout le recueil. Alternant histoires comiques toujours inventives et histoires cassant nos habitudes de lecteur et se révélant assez incroyable pour l’époque, le recueil L’envol est une lecture aussi unique que révélatrice de l’immense valeur du travail de Tsurita.

Le style de la mangaka va être en constante évolution au fil des nombreuses expérimentations narratives et graphiques.

L’artiste va ancrer ses récits dans leur époque : référence au Kamui Den de Sanpei Shitaro, histoires mettant en scène des mangakas en panne d’inspiration, des activistes politiques, des relations homosexuelles. Il est passionnant d’avoir accès à une vision féminine sur ces époques où l’on a d’habitude uniquement des regards masculins. Je pense par exemple à l’histoire La tragédie de la princesse Himeko Rokunomiya ou bien 65121320262719 où l’on suis une jeune femme constamment mise à l’écart des engagements politiques de ses proches uniquement parce qu’elle est une femme.

Certains récits sont assez fou graphiquement comme par exemple Habitantes (1969), surréaliste, psychédélique et torride car mettant en scène pour la première fois dans un manga une relation amoureuse entre deux femmes.

J’ai également trouvé assez dingue l’histoire suivante, Une histoire de tortue, contes étonnant raconté à la première personne et pouvant être sujet à plusieurs interprétations.

Graphiquement, la mangaka va beaucoup évoluer au fil du temps. Et si des caractéristiques graphiques vont rester dans la manière de dessiner les visages ou bien l’utilisation de fort contrastes de noir et blanc.. son dessin va constamment muter tout comme sa narration. Le dessin s’ancre parfois dans le style Gekiga mais part aussi vers des contrées inconnues comme dans le magnifique La couleuvre de mer et la constellation du Grand Chariot.

Globalement, même si j’aime beaucoup les débuts du recueil, chaque histoire après Sons m’a mis une terrible claque peu importe le registre ou le style graphique.

Si j’ai bien compris, l’éditeur Atrabile a fait le choix d’un violet et blanc plutôt qu’un noir et blanc afin de mieux coller à l’impression d’origine dans les magasines d’époque (comme Garo par exemple).

L’œuvre de Kuniko Tsurita oscille en permanence entre récit intimiste, portrait de société, récits autobiographiques ou contes surréalistes. L’ensemble est très varié mais toujours cohérent grâce à une liberté artistique constante.

J’ai trouvé que Tsurita a une grande maitrise du récit et particulièrement des fins. Les fins de ces récits sont particulièrement belles et marquantes ce qui est souvent important dans l’appréciation de récits courts.

Les histoires de la mangaka contiennent beaucoup de références artistiques très variées que les plus cultivés, aux regards acerbes verront facilement quand d’autres comme moi les découvrirons dans la postface même quand je connais les références citées.

Je ne peux que recommander vivement L’envol tant je trouve ce recueil précieux. Il est rare d’avoir accès à l’œuvre d’une artiste aussi épris de liberté artistique et en phase avec soi même et son époque.

Ce livre est le témoignage d’un regard féminin et d’un style unique proposant des expérimentations visuelles et narratives encore modernes et renversantes aujourd’hui.

Tout les lecteur(e)s appréciant les récits patrimoniaux, les œuvres sortant du magazine Garo, le manga féminin arty ou tout simplement la bande dessinée libre dans sa forme et dans ses thèmes pourront apprécier la lecture de cet imposant pavé.

Kuniko Tsurita était et reste une mangaka importante, en avance sur son temps (on peut aussi formuler différemment en disant que la société masculine de l’époque a eu bien du mal à l’accepter). Une artiste dans le sens noble du terme, qui créer, transforme et bouscule. Une artiste pour qui le plus important était « plutôt que produire, créer ».

L’envol est désormais un de mes livres de chevet.

Ogui

De Ogui [2445 Pts], le 10 Juin 2021 à 18h42

16/20

Les mots me manquent 

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