YANAI - Actualité manga

Interview de l'auteur

Publiée le Samedi, 09 Mai 2020

Le FIBD d'Angoulême est généralement l'occasion de faire de sympathiques rencontres d'artistes, et Yanai en fait partie. Déjà présente l'année dernière au festival, la jeune autrice hongkongaise a, depuis, vu paraître en France en 2019 aux éditions ChattoChatto sa première série-phare, Frankenstein Family, une oeuvre ayant même eu droit à une prépublication au Japon aux éditions Shinchôsha, et qui vous dit peut-être aussi quelque chose pour son adaptation animée diffusée dans notre pays sur Crunchyroll en 2018. L'occasion était donc idéale pour aller à la rencontre de cette artiste sur le stand de Hong Kong !

Yanai en dessin live public sur le stand de Hong Kong pendant le festival.  

Comment est né votre intérêt pour la bande dessinée de manière générale ? Qu'est-ce qui vous a attirée vers le milieu professionnel ? Et pourquoi vous sentez-vous plus attirée par le format manga ?

Yanai : Mon intérêt pour le manga, et pour la bande dessinée de façon plus globale, et né dans mon enfance, où j'ai commencé par lire Doraemon. Mais à l'époque, c'est mon grand frère qui demandait à ma mère d'acheter des mangas, et je les lui empruntais. Au début, il ne s'agissait que de mangas shônen, vu que c'était pour mon grand frère. Mais par la suite, j'ai pu découvrir des shôjo que j'achetais moi-même.

Puis, vers l'année 2000, je lisais un magazine de BD hongkongais, qui publiait essentiellement des mangas japonais, mais parmi les auteurs j'ai vu qu'une artiste hongkongaise, KAI, publiait elle aussi dans ce magazine. Je me suis alors rendue compte que même en tant que hongkongais on peut aussi écrire et publier ses propres mangas. A partir de là, j'ai décidé de me lancer dans cette carrière et je suis allée suivre des études de dessin au Japon.

Et bien sûr, si j'ai choisi le format manga, c'est parce que j'ai surtout grandi avec celui-ci. Egalement, je trouve que dans le manga japonais, il y a une grande diversité. Dans le manga il n'y a pas que le dessin qui compte, mais aussi une narration et un découpage assez poussés. C'est tout ça qui m'attire vers le format manga.

Recto et verso de la jaquette exclusive limitée au 1er tirage du tome 1 français. 

Comment vous est venue l'idée de Frankenstein Family ?

Pour remonter un peu dans le temps, ça vient tout d'abord d'une des propositions avancées par mon éditeur. Il arrive parfois que les éditeurs proposent quelques idées, parmi lesquelles on doit choisir pour lancer une création.

Mais en ce qui concerne l'idée en elle-même, elle est née en moi dès le collège. A cette époque, avec d'autres camarades, nous avions des cours de composition, et on se réunissait alors pour trouver des idées d'histoires avec des personnages, etc... et à cette époque, j'avais déjà quelques germes de Frankenstein Family.

Puis concrètement, quand j'ai commencé à dessiner cette histoire, mes études au Japon étaient finies, j'étais rentrée à Hong Kong, et j'avais la profonde envie d'écrire quelque chose autour du thème de la famille. Mais je trouvais que toute seule, la famille n'apportais pas de grande nouveauté, donc j'ai cherché à offrir un autre type de personnages, plus teintés de fantastique, pour apporter de la fraîcheur.

Recto et verso de la jaquette exclusive limitée au 1er tirage du tome 2 français.  

En filigranes, on trouve dans la série certains sujets un peu plus sociaux. Il y a ici une forme de maltraitance parentale, avec ces parents scientifiques qui faisaient des expériences sur leurs enfants. Il y a aussi la question de la différence, la peur d'être rejeté à cause de cette différence, la difficulté de s'adapter à notre société... En quoi ce genre de problèmes de société vous touchent ?

Merci beaucoup pour cette question, je l'apprécie beaucoup ! Tout a commencé en parlant avec une connaissance pendant mon séjour au Japon. En parlant avec cette personne, celle-ci m'a dit que j'étais quelqu'un de très pensif et que je réfléchissais beaucoup à ce qui m'entoure, à tout un tas de choses. Du coup, il y a ces sujets sociaux qui parfois traversent mon esprit, et finalement ça m'apparaît tout naturel de les intégrer. Je n'ai pas forcément envie de les traiter de façon très planifiée, très calculée, ni de faire un récit très lourd. Mais tout simplement, Ce sont généralement des choses dont on entend régulièrement parler, donc je pense que je les ai emmagasinées tout naturellement car ils font partie intégrante de la société.

Finalement, à partir du moment où j'ai créé mes personnages et ai envisagé ce cadre où ils évoluent, je me suis juste demandé comment nous-mêmes nous réagirions si nous nous retrouvions dans une telle situation.

  

Frankenstein Family a été adapté en série animée. Dans celle-ci, certains passages ne sont pas vraiment pas votre manga, ou alors ils sont plus détaillés que dans le manga. Vous, avez-vous participé à l'anime ? Quel rôle avez-vous eu dessus ? Est-ce vous qui avez soufflé au staff de l'anime ces petites différences ?

Lorsque la société de production de l'anime a eu l'idée de cette adaptation, il y a eu pas mal d'échanges entre elle et moi. On se posait beaucoup de questions sur comment allait évoluer l'histoire, et l'équipe m'a demandé de préciser certaines choses, de donner plus d'éléments sur les personnages. Du coup, sur le background des personnages, j'ai donné pas mal d'éléments, mais sans dévoiler la fin. Je ne savais pas encore combien de temps j'allais dessiner le manga, donc j'ai gardé la conclusion pour moi.

Ces échanges ont été très intenses au début, quand la production a commencé. Puis par la suite, pour diverses raisons, et notamment parce que j'étais très occupée et l'équipe de l'anime aussi, j'ai moins suivi les étapes de la réalisation.

  

Initialement, Frankenstein Family avait été annoncé fini en deux tomes. Mais finalement, quand on lit le volume 2, on sent qu'il manque quelque chose, si bien que vous avez décidé de faire un tome 3 qui sortira d'abord à Taïwan et en France. A l'origine, qu'est-ce qui a fait que l'oeuvre s'est arrêtée au tome 2 ? Y a-t-il un rapport avec la publication japonaise ou est-ce autre chose ? Et qu'est-ce qui vous a motivée à reprendre les crayons ?

Il s'agit de ma toute première série un peu longue. Etant donné que je n'avais encore aucune expérience professionnelle, je pensais que l'oeuvre serait plus courte, et je n'imaginais aucunement que la série serait traduite dans différentes langues ni qu'elle connaîtrait un anime.

C'est donc moi-même qui me suis inconsciemment posé des limites en pensant que le projet tournerait court. Mais c'est quand j'ai fini les chapitres composant le premier tome que je me suis rendue compte que pour bien faire les choses, il fallait que ce soit plus long. J'ai continué à dessiner, et avec le temps j'ai ressenti une connexion avec mes personnages et ai eu envie de poursuivre leur histoire.

Concernant la suite qui finalement va arriver, pour des raisons qui échappent à mon contrôle (les relations entre les ayant-droits...), pour l'instant elle n'est pas encore sortie, mais je continue de la dessiner. Je veux poursuivre l'histoire de mes personnages jusqu'au bout, et ça ira sûrement au-delà d'un tome 3.

Une des raisons pour laquelle je tiens à finir cette série, c'est aussi parce que ma mère la lit et veut en connaître la fin.


C'est beau de dessiner pour votre mère. Que ce soit via cela ou à travers votre série, on sent que le sujet de la famille semble vous tenir à cœur...

Oui, la famille, c'est quelque chose qui me touche énormément.

 
Interview réalisée par Koiwai. Remerciements à Yanai, à son interprète, et aux éditions ChattoChatto pour la mise en place de cette rencontre !
  


Interview n°2 de l'auteur

Publiée le Vendredi, 21 Juillet 2023

Autrice bien connue pour son œuvre emblématique Frankenstein Family, pour laquelle nous avions déjà eu l’occasion de l’interviewer en 2020 au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême (lire l’interview), Yanai était à nouveau invitée en France cet été par les éditions Chattochatto, cette fois-ci à Japan Expo, et pour présenter un manga d’un tout autre style ! Self___, récit autobiographique où elle revient sur sa propre dépression, pour nous offrir à l’arrivée un témoignage fort et sincère ayant largement mérité sa place dans notre Top de la rédaction cette semaine. Nous avons donc profité de la présence de l’artiste pour la questionner sur ce manga sensible, publiée en tirage limité avec une disponibilité uniquement pendant Japan Expo et sur le site de l’éditeur.


Yanai, merci beaucoup d’avoir accepté cette interview. Tout d'abord, comment allez-vous aujourd'hui ? Avez-vous réussi à surmonter tous vos démons ?

Yanai : Plus ou moins, oui. Je suis sortie de cet état de dépression. La seule chose qui me tracasse encore, ce sont les problèmes d’argent. Si j’avais plus d’argent, tout se réglerait (rires).

Concernant mon rapport aux autres, j’ai compris qu’il était difficile de changer autrui, et que c’est plutôt moi qui doit m’adapter, notamment vis-à-vis de ma famille chez qui j’habite actuellement, là aussi à cause de soucis d’argent. J’aimerais retrouver plus d’autonomie, avoir mon propre appartement…

Sinon, j’habite en Angleterre actuellement, et quand je me sens pas très bien j’appelle des lignes téléphoniques d’écoute mises en place par des associations. Je me sens mieux après avoir parlé à ces gens, et je trouve que ce type de service est mieux organisé en Angleterre qu’à Hong Kong.




Self___ parle de votre dépression en détails. A quelle période de votre vie est-ce arrivé exactement ? Quand on vous avait interviewée en 2020 au FIBD d’Angoulême, y avait-il déjà les prémisses de cette dépression en vous ?

Ca a duré de 2017 à 2021. Mais vous savez, quand on est en face des gens, en public, on essaie de se montrer sous les meilleurs angles et de camoufler ce qui ne va pas...


Vous décortiquez avec minutie tout le cercle vicieux de la dépression. Quel travail cela vous a -t-il demandé pour aussi bien l'aborder en détails ?

Self___ a été réalisé en deux semaines, à l’occasion d’une exposition où mes amis voulaient monter un stand. Il fallait présenter une œuvre achevée, et au début je voulais écrire sur le sujet de la fugue. J’ai commencé à dessiné sur ce sujet, mais ça m’a angoissée et je ne savais pas trop comment tourner la chose. Je me suis alors dit qu’il fallait quand même que j’aborde le sujet de la dépression puisqu’il me concernait directement. J’ai, alors, tout dessiné d’un seul jet.

Etant donné que dessinatrice est mon métier, je pense que, en mon for intérieur, j’avais déjà anticipé l’idée de parler de la dépression. Par le passé, il m’était déjà arrivé de me demander comment je la dessinerais si jamais je devais en faire une œuvre un jour. Donc finalement, c’est quelque chose qui a longuement mûri dans ma tête.

Au début je pensais juste faire une trentaine de pages sur des situations dont j’étais mécontente et triste, mais en dessinant j’avais une idée de plus en plus précise de mes pensées, et j’ai donc continué à dessiné cette œuvre plus longtemps.


Pourquoi avoir choisi d'aborder avec franchise ce problème personnel dans un manga ? Etait-ce pour vous un exutoire avant tout, ou plutôt un moyen d'alter sur les risques de la dépression et sur comment en sortir ?

Au début je l’ai effectivement envisagé comme une sorte d’exutoire, car quand je parlais de ma dépression à des personnes de mon entourage elles ne comprenaient pas pourquoi je me sentais mal, donc j’ai décidé d’expliquer un peu mieux les choses à travers Self___.


https://www.manga-news.com/public/2023/news_07/self-yanai-expo.jpg

Affiche de l'exposition où Yanai présenta initialement Self___.



Une chose en particulier ressort : l'importance de se comprendre soi-même et de se battre soi-même pour s'en sortir. A votre avis, qu'est-ce qui rend cette tâche si difficile ?

C’est parce que la société actuelle, souvent, ne nous autorise pas à être nous-mêmes. Quand on est avec de la famille ou avec des amis, on entend souvent dire des choses comme « arrête d’être aussi râleuse, ne parle pas aussi fort, ne te mets pas en colère »… et ça peut être très difficile à entendre, surtout quand on est en état de dépression.


Justement, en filigranes, vous abordez aussi dans Self___ certains a-côté de la société : le sentiment que celle-ci veut souvent réfléchir à notre place, le déracinement, les soucis d'argent, la difficulté de se trouver un espace personnel... Alors quel regard portez-vous sur la société actuelle, de manière générale ?

Il y a deux choses.

J’ai eu des retours après la publication de mon manga : il y a des gens qui sympathisent et qui ont vécu la même chose, et il y en a d’autres qui ne comprennent toujours pas et qui se disent juste qu’on se crée des ennuis tout seuls. Néanmoins, je trouve que depuis quelque temps, au sujet de la dépression et autres tourments psychologiques, il y a une prise de conscience plus forte qu’avant de ce type de problème dans la société.

En revanche, en ce qui concerne les problèmes d’argent, je pense que c’est de pire en pire partout.


Un personnage de Self___ le dit : « c'est difficile de dessiner un manga », et on a vu dans l’oeuvre que vous avez été à un moment dégoûtée par votre passion. Aujourd'hui, quel est votre rapport à votre art, le manga ?

Je trouve que dessiner des mangas est toujours très difficile, par contre maintenant je me suis mis en tête que je relève un défi que tout le monde n’est pas capable de réaliser, et ça me donne du courage.

Self___ m’a fait réaliser qu’il y a des œuvres que seule moi-même suis capable de créer, et ça m’apporte la confiance nécessaire.


Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Yanai, à son interprète, aux éditions Chattochatto et à Japan Expo !