Interview de l'auteur
Publiée le Vendredi, 28 Février 2025
Elle est la seconde fille d'Alexandre Astier, et vous avez pu la voir incarner le personnage de Mehben dans le premier film de Kaamelott, mais la réduire à ça serait évidemment une grossière erreur : Ariane Astier est une artiste et dessinatrice qui a publié en début d'année, aux éditions Casterman, sa toute première bande dessinée fortement influencée par le manga : Moody Rouge, œuvre oscillant entre l'horreur, le mystère et des thèmes très universels, et se référençant beaucoup à Monster de Naoki Urasawa tout en sachant s'en affranchir pour trouver sa propre voie. A l'occasion du dernier FIBD d'Angoulême, nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir avec cette artiste intéressante, prometteuse et ayant pas mal de choses à nous dire.
Ariane Astier, bonjour et merci d'avoir accepté cette interview ! Une question très classique pour commencer: comment vous êtes-vous éveillée à l'Art du manga, et de la bande dessinée de manière générale ?
Ariane Astier : C'est moi qui vous remercie de vous intéresser à mon œuvre ! Avec ma sœur, nous avons découvert le manga très très tôt, par rapport au standard des gens de mon âge. Je dirais qu'il y a eu un premier boom dans les années 1990, mais je n'étais pas née. Puis il y a eu un autre boom vers 2008, et c'est ce boom-là que j'ai connu. Enfin, il y a eu un troisième boom vers 2015, et c'est pour ça qu'autant de personnes aujourd'hui aiment le manga. On a donc pris le train tôt en commençant avec des séries de notre âge, comme Chocola & Vanilla. Puis ma sœur a commencé Naruto, ensuite on a énormément lu les œuvres des Clamp... D'ailleurs, relire une série comme Chocola & Vanilla quand on est adulte, c'est incroyable, car c'est une série beaucoup plus profonde qu'il n'y paraît.
En plus de Monster qui était cité en référence dans la présentation de Moody Rouge par Casterman, quelles autres œuvres vous ont influencée ?
Graphiquement, Shinichi Sakamoto est un de mes idoles. Il y a également Takehiko Inoue qui m'a beaucoup influencée. Dans les mangakas que j'ai cités juste avant il y a les Clamp. Sur le plan scénaristique, il y a un jeu vidéo d'aventure-polar sur DS qui m'a beaucoup marquée quand j'étais plus jeune : Hotel Dusk: Room 215. Beaucoup d'autres jeux m'ont aussi influencée, comme Silent Hill et Clock Tower. En fait, je pourrais citer beaucoup d'autres références de tous types. J'ai l'impression que ce que je fais est très référencé (rires).
On vous sait également très cliente de récits de genre ? Quelles sont vos références en la matière ?
Depuis le début des années 2010, il y a beaucoup de créateurs sur internet qui expérimentent des choses dans le domaine de l'horreur : des web-séries, des grands projets communautaires... et je suis absolument fan de ce genre de choses. Pour le coup, c'est une très, très grande influence pour moi.
Au-delà de votre statut de fan de mangas et de récits de genre, vous êtes désormais vous-même autrice. Comment avez-vous appris à dessiner ? Êtes-vous autodidacte, ou avez-vous suivi une formation particulière pour ça ?
J'ai vais quand même citer mon école d'Art, même si je n'y suis restée que six mois car elle ne m'a pas plu : elle m'a permis d'apprendre l'anatomie et d'autres fondamentaux. Après, pour le reste et pour le style, notamment le style manga, tout a été appris en autodidacte. J'ai commencé à dessiner au collège, comme beaucoup de petites filles, et je dessinais alors avec une amie.
On sait aussi que vous avez grandi dans une famille d'artistes, notamment avec un père bien connu et dont on sait qu'il a un esprit très curieux de tout sur le plan artistique. Dans quelle mesure pensez-vous que votre jeunesse dans un tel cadre familial a pu vous-même vous influencer sur le plan de l'Art, de la création et de la curiosité ?
Commençons par le plus simple : j'ai pu choisir cette carrière sans avoir peur que mes parents, eux-mêmes artistes, me réprouvent. Je sais que c'est un problème très classique pour les parents qui ne viennent pas d'un milieu artistique et qui, naturellement, s'inquiètent alors. Sinon, au niveau de la création, en fait on est plutôt très secrets avec nos créations dans la famille. On est généralement artistes chacun dans notre coin, mais on est aussi contents d'être artistes ensemble.
Parlons désormais de Moody Rouge. Pour cette série, vous avez donc été influencée par Monster de Naoki Urasawa, notamment ses aspects horrifiques. Tout comme dans Monster, votre histoire vogue entre l'Allemagne et la Tchéquie, il y est question d'un hôpital clandestin… Et puis il y a l'idée de découvrir, en le personnage principal, un "monstre malgré lui" que la société en a fait, un peu comme Johann Liebert dans Monster par certains aspects. Sont-ce ces éléments là qui vous ont le plus marquée dans Monster, ou y a-t-il d'autres choses ?
Cet aspect du personnage de Johann, c'est vraiment quelque chose qui m'a captivée, m'a poussée à la réflexion et m'a donc marquée en profondeur. Du coup, ce n'est vraiment pas pour rien si des aspects de mon œuvre lui ressemblent ! C'est vraiment une très grosse référence. Je trouve aussi qu'il y a, dans la culture japonaise et peut-être aussi d'ailleurs, du personnage blond en quelque sorte maléfique, mystérieux et captivant. Johann est vraiment un pilier dans ce style, mais par exemple il y a aussi pas mal de personnages de ce genre dans les mangas de Moto Hagio, une autre autrice que j'adore. L'ambiance générale de Moody Rouge, ainsi que les cadres allemand et tchèques, viennent aussi de Monster bien sûr. Pour l'anecdote, je voulais parler uniquement de pays dans lesquels je suis déjà allée et où j'ai quelques repères, et les deux en font partie.
Au-delà de ces références, évidemment Moody Rouge possède un univers, une ambiance et une histoire qui lui sont propres. Ce qui marque en premier lieu pour moi, c'est la narration non-linéaire, qui joue entre le présent et le passé mais aussi entre la réalité tangible et les cauchemars, les visions, et même le subconscient de ses personnages dans lequel vous nous plongez plutôt en profondeur. Comment avez-vous élaborée cette construction scénaristique qui, on le devine, doit demander beaucoup de rigueur ? Quelles ont été les principales difficultés là-dessus ?
En réalité, le procédé a été tout le contraire de rigoureux pour moi. Je pense que je fonctionne en premier lieu par scènes-clés. J'imagine des scènes que je souhaite à tout prix voir dans mon histoire, et à partir de là je m'attelle à raccrocher les wagons pour concevoir une histoire cohérente autour de ces scènes. C'est ce qui donne cette narration non-linéaire, presque un peu en puzzle, et personnellement c'est quelque chose que j'aime beaucoup dans les œuvres de manière générale. Selon mes histoires je peux alors commencer par le milieu, par la fin... Mais en l'occurrence, pour Moody Blues, la première scène que j'ai imaginée est celle du tout début. Ce n'est pas facile de travailler comme ça parce que ça prend beaucoup de temps, ça demande de faire des erreurs et de beaucoup réécrire les choses, mais ça donne aux histoires cet aspect fourni et foisonnant que j'adore, du moins je l'espère (rires).
Tout ceci vous permet peu à peu d'esquisser un petit paquet de thèmes autour des apparences, des emprises psychologiques sous différentes formes (par une secte, par sentimentalisme, par peur du rejet...), du désir d'être aimé, de l'acceptation, et finalement de la volonté de pouvoir être soi-même (chose qui passe aussi ici par la nature du lien entre notre héros et Ronand). En quoi ces différents sujet vous tiennent à cœur ?
Tout ce que vous venez de dire, ça fait partie de mon moi profond. Je suis vraiment ravie d'avoir pu communiquer ces sujets-là et de voir qu'ils sont compris. De moi à moi, ce sont surtout des thèmes auxquels je me raccroche bien sur le plan personnel, pour des raisons que je vais garder pour moi. Mais ce sont également des thèmes très universels, finalement. A titre personnel j'ai ma façon de comprendre ma propre œuvre, et je serais contente si des lecteurs pouvaient y trouver des choses qui leur parlent, et que ce soit une BD qui deviennent un peu comme un refuge pour eux.
Visuellement, au-delà de l'inspiration forte du format manga, vous séduisez aussi pour les influences du récit de genre. L'oeuvre mêlant le fantastique et l'horrifique semble se référer autant à une horreur macabre (presque vampirique parfois) qu'à des élans proches du body horror, le tout avec de chouettes idées comme pas mal de jeux sur l'ombre et l'obscurité ainsi qu'un fort rapport au corps, via notamment des plans rapprochés sur des yeux, des lèvres, des dents... ces différents éléments n'étant parfois plus tout à fait humains. Tout simplement, qu'est-ce qui a nourri votre mise en scène de ces différents éléments ?
Le body horror, ça me parle bien. J'aime tout ce qui touche au jeu sur le corps, au fait de le déformer, de le torturer, de le mettre en valeur... J'aime vraiment beaucoup dessiner des corps, et je pense que je me débrouille pas mal en anatomie. Et puis de base, faire du body horror, ça peut aussi avoir des côtés un peu cathartiques, défouloirs ou adolescents. Je vais passer pour une folle en disant ça mais tant pis : quand je dessine du body horror, j'ai même en tête le bruit des os qui se cassent, des explosions, ou des muscles qui se déforment (rires).
Vous devez adorer des cinéastes comme David Cronenberg...
En réalité, j'ai ma vision de l'horreur, et j'ai un peu de mal avec la vision de l'horreur des autres. C'est un peu bizarre. Par exemple, dans le cas de David Cronenberg, il faut aussi adhérer à la part un peu érotique comme dans Videodrome, et je ne suis pas du tout sûre d'aimer ça.
Il y a aussi de quoi apprécier, dans Moody Blues, certaines pleines pages en couleurs à certains moments importants, comme pour mieux cristalliser certains tournants. Etait-ce un choix volontaire ?
On va dire oui. Ce n'est pas fortuit, mais disons que ce que je voulais mettre en couleurs, c'était tout naturellement des moments-clés, d'autant plus que je fonctionne avant tout par scènes. Peut-être même que dans certaines séquences de mon œuvre, les idées d'illustrations me sont venues en tête avant les scènes dont elles font partie.
Quels outils utilisez-vous pour le dessin, mais aussi pour la colorisation des planches concernées ?
Je fais tout en numérique, sur iPad et sur Procreate. Je ne recommande pas spécialement parce qu'il y a des limitations, mais si on adhère à ces limitations-là (les limitations de calques, les couleurs...) cela reste un bon outil.
Etant donné qu'il s'agit de votre première bande dessinée, avez-vous reçu des conseils extérieurs pour vous aiguiller, par exemple de votre éditeur ?
Oui, mais comme j'étais une jeune autrice un peu égocentrique, je n'ai pas écouté tout de suite ce qu'on me conseillait, et j'ai perdu énormément de temps. Donc si vous voulez vous lancer et que vous n'avez pas spécialement d'expérience professionnelle, par pitié écoutez les gens (rires).
Enfin, une autre question classique pour terminer : maintenant que Moody Rouge est achevé et publié, avez-vous déjà d'autres projets en tête ?
Je n'ai rien de précis, tout peut arriver. Peut-être que je vais reprendre les personnages de Moody Rouge, peut-être que je vais aller sur totalement autre chose... Mais j'y travaille !
Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Ariane Astier, ainsi qu'aux équipe des éditions Casterman ! Vous pouvez suivre Ariane Astier sur son compte Instagram.