Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 03 Juillet 2023
A la fin du mois de janvier dernier, le marché français du manga accueillait un nouvel éditeur en Komogi, avec le lancement d'une série venue tout droit de Taïwan et reprenant les codes du format manga: The Lion in Manga Library. De son nom original Shīzi cángnì de shūwū, cette oeuvre, toujours en cours à l'heure où ces lignes sont écrites, a été lancée dans son pays d'origine en 2020 aux éditions Gaea Books, et il s'agit de la toute première série d'une jeune autrice nommée Xiaodao. Et pour sa première oeuvre, on peut dire que l'artiste a su se faire remarquer puisqu'elle a été récompensée lors de l'édition 2021 des Golden Comic Awards, prix attribué par le Ministère de la culture taïwanais pour des oeuvres estampillées bande dessinée.
The Lion in Manga Library nous immisce auprès de Yuan Tung-Ji, jeune femme de 24 ans qui exerce un travail peu commun: aider les librairies de prêt sur le déclin à vendre leur stock. Quand elle ne bosse pas, celle-ci vit au premier étage de la librairie qui était autrefois gérée par sa grand-mère, en n'ayant visiblement pas de gros problèmes... du moins jusqu'à ce que Fang, un garçon se présentant comme un étudiant de 20 ans, surgisse chez elle avec un but clair: s'installer dans sa colocation, actuellement vacante. D'abord réticente, celle-ci se voit alors proposer un pari: si Fang gagne lors d'une partie de go contre elle, il pourra s'installer. Tandis que la partie commence, on comprend bien vite que le choix du jeu de go n'est pas du tout anodin, et que ces deux-là y sont profondément liés au travers de traumatismes toujours vifs. Entamant une colocation et une relation amicale inhabituelle, sauront-ils panser leurs blessures passées ensemble ?
Voici un étonnant récit, dans la mesure où il entremêle deux univers qui, à première vue, semblent assez éloignés l'un de l'autre.
D'un côté, via le travail de Tung et son habitation dans la librairie familiale nous avons l'univers du manga qui est omniprésent, que ce soit à travers de très nombreuses petites références (ça va de Bonne nuit Punpun à Hunter x Hunter en passant par Pluto ou forcément Hikaru no Go parmi d'autres très nombreuses citations, le spectre étant assez large) ou des petites informations diverses et variées: conservation, emballage, fin des librairies de prêt face à l'essor d'internet, petites informations historiques sur le média à Taïwan, etc. Tout simplement, on sent alors que Xiaodao a été bercée par les mangas, au vu de ses nombreuses connaissances, si bien qu'il n'y a rien d'étonnant à ce qu'elle ait choisi le format manga pour sa série.
Quant à l'autre aspect, plus prégnant, il s'agit donc du jeu de go, ce jeu de stratégie qu'il n'est plus nécessaire de présenter, et que tout bon fan de manga connaîtra déjà à travers Hikaru no Go. Richement documentée en s'étant même appuyée sur les commentaires de vrais joueurs de go, Xiaodao a notamment à coeur d'exposer brièvement mais assez bien différentes bases de ce sport cérébral: certaines règles, des variantes, des situations de jeu, certains termes de vocabulaire typiques expliqué, la présentation de certains joueurs réels... Mais au-delà de ça, et contrairement à Hikaru no Go pour encore citer l'inévitable référence en la matière, ce sont aussi plusieurs limites et problèmes actuels de ce jeu que l'autrice tâche d'exposer: le fait que les IA soient meilleures que les humains aujourd'hui, l'enfermement dans les stratégies de ce jeu qui peut devenir étouffant à terme, la souffrance psychologique qui peut en découler, l'essentialité de percer professionnellement à un jeune âge avant qu'il ne soit trop tard (car comme pour des sports physique comme le football et consorts, les pressions de tous types (pressions parentales ou auto-pressions) pouvant mener à de gros soucis comme la souffrance psychologique et la mutilation physique...
Et ce dernier aspect un peu plus critique, ce revers de la médaille, on le découvre peu à peu, et non sans quelques moments-choc, à travers nos deux personnages principaux, jeunes gens qui, chacun pour des raisons qui lui sont propres et sur lesquelles on a encore des choses à découvrir, ont fini par s'éloigner du go qui les faisait trop souffrir. On entrevoit notamment une Tung qui semble possédée quand elle joue, au point de même se griffer jusqu'au sang. Et pourtant, elle qui était considérée comme un prodige dans son jeune âge, pourquoi a-t-elle lâché le go ? Et Fang, de son côté, comment a-t-il pu échouer à l'examen au vu de ses capacités ? Que cache réellement son désir de s'éloigner des compétitions de go ? Tandis que les questions se posent, on sent aussi, pourtant, tout autre chose s'installer entre ces deux personnages: tous deux meurtris en profondeur par leur pratique intense du go, ils semblent en mesure de se comprendre, d'oser se dévoiler petit à petit l'un à l'autre, pour peut-être parvenir à cicatriser mutuellement leurs blessures... avec peut-être la possibilité, au bout du chemin, de reprendre plaisir à jouer simplement au go ?
Le principal reproche que l'on pourra faire à ce premier tome, c'est la difficulté qu'a Xiaodao à connecter réellement les sujets des mangas et du go, deux thèmes assez éloignés. Si l'on excepte les citations de manga que peut faire Tung dans certaines situation liées au go, les deux activités sont surtout abordées en parallèle en se rencontrant peu, ce qui peut donner l'impression que l'autrice peine pour l'instant à offrir une direction claire autour de ces deux sujets souvent trop déconnectés l'un de l'autre. Espérons donc que la connexion s'améliorera par la suite.
A part ça, soulignons aussi l'intérêt du dessin: au-delà de designs parfois un peu pauvres ou inégaux, Xiaodao a à coeur d'apporter de la densité et de la verve à son récit sur le plan visuel, et cela se ressent à de nombreuses reprises: il y a quelques vraies montées d'intensité avec un encrage plus prononcé, certains décors (de bâtiments notamment) se veulent assez riches et impressionnants, il y a un petit paquet d'angles de vue et perspectives ambitieux, certaines planches au découpage plus déstructuré (pour coller au ressenti psychologique des personnages) sont du plus bel effet... Vraiment, il y a quelque chose, et il n'y a plus qu'à attendre/espérer que le tout s'affirme chez cette jeune autrice qui, pour rappel, signe là sa toute première série.
Enfin, au niveau de l'édition française, on sent que Komogi a eu à coeur de bien faire les choses, ne serait-ce que pour les 11 pages bonus proposant des interviews avec de vrais joueurs de go renommés. Mais on a aussi droit fort jolie et dotée d'un logo-titre bien pensé, à une première page recto verso en couleurs sur papier glacé, à un papier parfois un peu transparent mais assez souple et plutôt épais, à une impression correcte, à un lettrage assez standard et propre, à une traduction suffisamment claire d'Alice Touch avec relecture technique du professeur de go Lucas Neirynck, et à plusieurs commentaires distillés par Xiaodao entre les chapitres.