Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 30 Janvier 2024
Chronique 2 :
Si le grand public ne connaît pas forcément son nom, Rintarô est pourtant un artiste qui a marqué des dizaines de milliers de personnes en France, si ce n'est plus. Réalisateur qui a assisté à l'émergence de l'animation japonaise moderne et qui a côtoyé les plus grands, il est le réalisateur de la première série Albator, du Roi Léo, des deux premiers films Galaxy Express 999, des longs métrages X - 1999, Metropolis, L'Épée de Kamui et bien d'autres œuvres. Son nom d'artiste a une résonance toute particulière dans le milieu de l'animation nippone, si bien qu'il figure parmi les légendes du médium.
Alors qu'il s'est retiré depuis un certain temps de ce milieu, Rintarô fait son retour avec Nezumikozo Jirokichi, un court-métrage hommage au cinéaste Sadao Yamanaka. Sans doute est-ce à une période similaire que Corinne Kouper et Guillaume Hellouin du studio français TeamTo approchent Rintarô dans le but de réaliser un film d'animation sur la vie de l'artiste. Un projet qui ne verra malheureusement pas le jour étant donné sa complexité, mais qui prendra la forme de cette fameuse bande dessinée suite à des discussions avec la traductrice et coordinatrice Shoko Takahashi pour les éditions Kana, selon la postface de l'auteur. Après tout, qui de mieux de l'éditeur d'Albator et d'Astro Boy, deux des œuvres mythiques sur lesquelles Rintarô a œuvré, pour accomplir un tel projet ? Pour la première fois, il porte sa casquette (ou son béret) d'auteur de bande dessiner, pour raconter sa vie et son parcours dans l'animation de son enfance jusqu'à maintenant.
L'histoire est donc celle du jeune Shigeyuki Hayashi. Né en 1941, il fuit la guerre avec sa mère et son frère pour partir vivre à la campagne, loin de la cité tokyoïte. Lorsque le conflit prend fin en 1945, son père les rejoint. Dès lors, le petit garçon ira de découverte en découverte jusqu'à faire une rencontre qui bouleversera son destin : celle du cinéma. Des films japonais à ceux importés d'Europe, toutes ces œuvres fascinent Shigeyuki. Celui-ci n'est pas un élève brillant à l'école, loin de là même. Pourtant contraint de grandir comme tout un chacun, ses rêves finiront par le rattraper, et le futur Rintarô ira frapper aux portes des studios de cinéma...
Ce synopsis a beau être écrit comme celui d'une fiction, l'ouvrage n'en est pourtant pas une. Sur environ 250 pages, l'auteur fait un bilan de son existence, ou plutôt celle de son parcours. Car son départ à la campagne pendant la Seconde Guerre Mondiale est intimement lié à sa découverte du cinéma qui forgera son ambition de travailler pour le 7e art. Son projet a évolué, puisque c'est dans l'animation que le maître s'est plongé, et les raisons sont narrées dans cette épaisse bande dessinée aux belles dimensions. Avant d'aborder l'œuvre en elle-même, il convient de parler de l'ouvrage qui figure parmi les plus belles pièces créées par les éditions Kana à ce jour. On ressent l'ambition de la maison franco-belge de parler à plusieurs lectorats et pas seulement aux férus de manga ou d'animation, mais aussi de rendre honneur à l'un des artistes les plus importants de son médium. Entre un grand format, une couverture cartonnée des plus solides, un papier épais et une impression exemplaire qui rend honneur aux jeux de crayon de l'artiste, "Ma vie en 24 images par seconde" est une superbe pièce en plus d'être un livre fascinant.
Passionnant, et ce pour bien des raisons. C'est d'abord la visite intime de la vie de Rintarô qui vient planter une douce atmosphère dès les premières pages. L'auteur se livre et admet avoir dû minutieusement fouiller dans ses souvenirs pour coucher sur papier la pellicule de son existence, et le contexte des années 1940 aide à apporter une sorte de mélancolie qui nous porte. La campagne japonaise a marqué l'auteur comme elle nous emporte, rendant sa découverte du cinéma aussi stupéfiante pour le lecteur. Les "jeunes années" de Rintarô forment une tranche de vie sur fond d'histoire et de société nippone absolument prenante, d'autant plus que le trait posé du maître et sa manière de gratter au crayon différentes nuances de noir et de gris apportent un cachet indéniable à son style.
Et dès que Rintarô rejoint le studio Toei Animation, c'est toute la découverte du milieu qui s'offre à nous. Si la partie "jeunesse" de la bande dessinée est un témoignage touchant de ses jeunes années et de sa découverte du septième art, la suite est un vrai cours d'histoire sur la naissance de l'animation japonaise moderne, des films de Toei Animation des années 1960 jusqu'à la création du format télévisuel par Osamu Tezuka. Parce que Rintarô a côtoyé le "Dieu du manga", ce dernier est un personnage à part entière de l'ouvrage, comme peuvent l'être d'autres artistes tels que Masao Maruyama ou Katsuhiro Otomo. Des figures qu'on découvre sous un nouveau jour, tandis qu'on profite de cette longue leçon sur l'animation via plusieurs étapes distinctes, connectées par les grands projets menés par Rintarô durant sa carrière. Il semble alors évident que l'artiste a dû synthétiser, voire occulter certains projets et plusieurs rencontres, ce qui amène un sentiment de frustration tant son autobiographie est passionnante et fait office d'enseignement sur l'évolution sur la naissance et l'évolution de l'industrie.
Et encore une fois, c'est aussi la touche graphique de Rintarô, ses jeux de gris, ses planches garnies et inspirées, son trait qui donne lieu à des personnages plein de vie et ses compositions parfois symboliques que "Ma vie en 24 images par seconde" nous fait tant voyager. Un voyage aussi bien dans la vie de l'homme que dans le parcours de l'artiste, au cœur d'un milieu naissant. Pour quiconque regarde un peu d'animation japonaise aujourd'hui et sait comment sont produites les œuvres, au moins dans les grandes lignes, l'intérêt de cette immense découverte sera décuplé, tant le passé résonne avec le présent dans un domaine qui n'a pas tant évolué et qui met ses artistes à rude épreuve, selon les exigences des pontes des firmes.
La bande dessinée de Rintarô est d'ores et déjà un incontournable pour les amoureux de ses œuvres comme pour les amateurs d'animation, les férus de portraits d'artistes, et les adeptes des mangas historiques de l'après-guerre. Et mieux vaut prévoir un peu de temps libre après lecture, tant celle-ci donne l'envie de voir ou revoir sa filmographie.
Chronique 1 :
Faisant partie des rares monstres sacrés de l'animation japonaise encore en vie, Rintarô a traversé plus d'un demi-siècle de l'Histoire de ce medium devenu plus populaire que jamais à travers le monde, et cela depuis ses débuts en tant que coloriste sur l'incontournable Serpent Blanc (1958), le tout premier film d'animation japonais en couleurs. Au gré de ses années passionnées dans un milieu souvent éreintant, l'artiste, resté notamment dans l'Histoire pour la réalisation du dessin animé Albator (Captain Harlock) auquel il a insufflé nombre d'idées pour enrichir et mettre en images le manga initial de Leiji Matsumoto, a pu, directement de l'intérieur, observer un paquet d'évolutions de l'animation japonaise, participer à des moments-clés gravés à tout jamais dans l'Histoire de la japanime (ne serait-ce que la conception de l'anime Astro Boy, la toute première série télévisée japonaise diffusée à partir du 1er janvier 1963, à laquelle il a participé en tant que réalisateur de plusieurs épisodes entre autres), côtoyer un paquet de noms entrés dans la légende (Osamu Tezuka, Gisaburo Sugii, l'essentiel producteur Masao Maruyama...). Et tout ceci, il propose de nous le raconter à travers un colossal ouvrage de plus de 250 pages en format BD: Ma vie en 24 images par seconde, conçu en premier lieu pour le marché français, paraissant cette semaine chez Dargaud/Kana, et que l'artiste vient lui-même présenter dans notre pays en étant présent, ces jours-cis, au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême.
Véritable ouvrage autobiographique, celui-ci remonte jusqu'aux plus vieux souvenirs d'enfance (vers la fin de la guerre, puisqu'il est né en 1941) de celui qui s'appelle en réalité Shigeyuki Hayashi (et rassurez-vous: on découvrira dans ces pages l'origine de son iconique pseudonyme), pour ensuite, tout au bout, s'achever sur la sortie du chef d'oeuvre Metropolis, que Rintarô érige en quelque sorte (et à juste titre, tant il s'agit d'un des plus beaux films de l'Histoire de l'animation japonaise, selon votre serviteur) comme l'aboutissement de sa carrière, comme si une boucle était brillamment bouclée pour celui qui, dans ses jeunes années, travailla auprès d'Osamu Tezuka au sein du légendaire studio Mushi Production.
En cela, l'oeuvre se divise en plus chapitres chronologiques, au fil desquels, bien sûr, Rintarô met en image ses souvenirs de toutes les étapes les plus importantes de sa carrière, en livrant au passage un paquet d'anecdotes précieuses sur les animes et les films d'animation qui ont jalonné son parcours: ses premières années peu concluantes au sein de TOEI Animation où il a quand même pu se perfectionner dans les bases, ses années passées à Mushi Production, le tournant que fut Astro Boy, les galères sur l'anime Les Moomin qui lui a toujours laissé une frustration, l'étape majeure de la réalisation d'Albator où l'on découvre tout ce qu'il a pu apporter, les enjeux de Galaxy Express 999, la réalisation de Harmagedon ayant marqué ses premières collaborations avec le grand Katsuhiro Otomo... et on ne va pas toutes les énumérer, tant l'ouvrage regorge d'informations passionnantes sur les coulisses de nombre de projets ayant fait date dans l'Histoire du medium.
Cependant, la plongée pleine d'anecdotes dans ces quelques décennies de l'animation japonaise n'est pas l'unique point fort de l'ouvrage. Non seulement, il y a forcément un aspect historique qui dépasse le simple cadre de l'animation, comme les conditions de vie de l'immédiat après-guerre, l'arrivée dans les foyers de la télévision qui a bouleversé les habitudes, ou encore, à partir de la deuxième moitié des années 1990, l'arrivée des images de synthèse et des technologies 3D que le cinéaste a pu expérimenter sur Metropolis pendant 6 longues années de conception du film. Mais en plus, le livre voit également Rintarô se livrer beaucoup plus personnellement sur sa vie, en particulier sur son enfance dans les premières dizaines de pages, aspect personnel où se dégage vite une figure qui restera récurrente jusqu'aux dernières pages: son père, avec qui il est passé par toutes les étapes: c'est lui qui a nourri sa passion pour le cinéma et plus encore pour la réalisation dès ses plus jeunes années, tout comme c'est en partie à cause de lui que le jeune Shigeyuki a parfois pu galérer, que ce soit en voyant sa mère quitter le foyer, en vivant parfois très pauvrement ou en étant ballotté d'un lieu à l'autre, si bien qu'il passa aussi des années en froid avec ce père. En bien comme en moins bien, cette figure paternelle a forgé Rintarô, et on sent bien que l'auteur, en filigranes, lui offre aussi une sorte d'hommage nuancé, jusqu'aux dernières pages où on le voit avoir une pensée pour ce père récemment décédé à l'heure où avait lieu l'avant-première de Metropolis.
Bien appuyé par un dessin aussi simple que clair et précis, et par une narration très limpide, soignée et tout en modestie, Ma vie en 24 images par seconde est un témoignage précieux, nous livrant à la fois le parcours d'un géant de l'animation japonaise, un paquet d'anecdotes passionnantes et bien plus encore. L'ouvrage se dresse immédiatement comme un véritable incontournable pour quiconque s'intéresse à ce milieu, d'autant plus qu'il est servi dans un grand format BD cartonné ravissant, avec une excellente qualité de papier et d'impression ainsi que quelques petits suppléments savoureux, à savoir une préface de Katsuhiro Otomo en personne, une postface de Rintarô permettant de découvrir la genèse du projet, un petit texte analytique du chercheur Hervé de La Haye, et un petit texte de Shoko Takahashi qui est à la fois l'initiatrice et la traductrice de cette bande dessinée.