Ichthyophobia - Actualité manga

Critique du volume manga

Publiée le Mardi, 02 Février 2021

Désormais âgées de quasiment trois ans puisqu'elles ont été crées en 2018, les éditions Nazca continuent, petit à petit, de se développer en proposant des titres asiatiques un peu à part. Leur série-phare chinoise entièrement en couleurs TODAG - Tales of Demons and Gods se poursuit à assez bon rythme tout comme Soul Land, le webtoon coréen Dice a été lancé dans sa version papier il y a quelques jours... Mais c'est également fin janvier que l'éditeur a publié ce qui est finalement son tout premier livre entièrement en noir et blanc, Ichthyophobia.

Ichthyophobia, c'est une récit en 7 chapitre pour une total d'environ 160 pages regroupées en un seul volume. Cette oeuvre a été dessinée en 2015 par Li Lung-Chieh, artiste taïwanais jusque-là inédit en France et qui n'est pourtant pas tout à fait inconnu dans notre pays, puisque ces dernières années il a déjà écumé plusieurs événements français comme le Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, Planète Manga au Centre Pompidou à Paris, ou encore Mangasia à Nantes. Ichthyophobia est tout bonnement sa première oeuvre publiée à l'étranger, mais l'artiste jouit déjà d'une belle petite réputation en ayant remporté différentes récompenses ces dernières années. Ainsi, Ichthyophobia a remporté la médaille d'argent au Prix International du Manga au Japon en 2016, et a gagné le prix de l'oeuvre de l'année au 7e Golden Comic Awards de Taïwan. Quant à son oeuvre la plus récente, Koxinga Z, elle a été auréolée de la médaille de bronze du Prix International du Manga de 2019 puis du prix de l'oeuvre de l'année au 7e Golden Comic Awards. Autant dire que l'artiste fait partie des grands espoirs de la bande dessinée taïwanaise !

L'ichthyophobie désigne la peur profonde des poissons, une phobie plutôt méconnue mais qui, pourtant, existe bel et bien, la preuve étant que Li Lung-Chieh lui-même en souffre, et que c'est ce mal qui l'a décidé à créer une oeuvre sur cette phobie afin de mieux la faire connaître. La peur des poissons n'est, d'ailleurs, pas tout à fait nouvelle dans les oeuvres graphiques asiatiques publiées en France puisque, depuis l'année dernière, on peut également découvrir aux éditions Pika Shibuya Hell, manga d'horreur basé sur cette même idée en mettant en scène des poissons géants volants mangeurs de chair humaine, le tout dans un pur esprit de série B.

La mini-série de Li Lung-Chieh, elle, prend une voie différente, où chaque chapitre ou presque confronte son héros (qui, physiquement, ressemble d'ailleurs un peu à l'artiste) à une situation différente liée aux poissons, mais à chaque fois sur un ton résolument décalé, absurde voire exagéré, où l'humour s'entremêle très souvent à quelque chose de plus malaisant voire horrifique, ou tout bonnement dramatique.

Ainsi suit-on, en vrac, le jeune homme se confronter à un chat avide de poissons ou à des marchands de poissons, se frotter au restaurant à sa petite amie qui essaie de lui faire goûter du poisson, s'adonner à une partie de chasse qui va vite dégénérer dès lors qu'il essaie d'empêcher un ours de manger son poisson, affronter un vieil homme aux allures de samouraï qui deviendra presque son mentor dans une lute piscicole, devenir le porte-parole d'une lutte anti-poissons, affronter les transformations horrifiques d'humains en poissons jusqu'à ce qu'une véritable guerre éclate... Et si chaque chapitre peut, au premier abord, paraître indépendant, les choses finissent bel et bien par se relier afin d'offrir un récit toujours plus fou, jusque dans sa conclusion surprenante qui a quelque chose d'à la fois ironique, cruel et absurde.

Eh oui, il y a bien tout ceci à la fois dans Ichthyophobia, car l'auteur utilise bel et bien tous les sentiments à sa portée pour nous transmettre avec une certaine puissance visuelle cette peur profonde des poissons. L'oeuvre peut tour à tour (voire en même temps) susciter le sourire, le rire, mais aussi l'inquiétude, le désarroi, la frayeur... et en cela, Li Lung-Chieh accomplit vraiment bien son objectif en montrant, bien souvent par le grotesque, comme cette phobie qui pourrait sembler peu sérieuse est en réalité un véritable handicap au quotidien. Car la phobie du personnage (et donc sûrement de son auteur et d'autres ichthyophobes) ne se limite pas aux poissons vivants: il a tout autant peur des poissons morts, de ceux qui sont dans son assiette, ou même de simples représentations de poissons (comme sur la croix qu'il tient à un moment).

Et puisque l'on parle de représentations, soulignons les qualités visuelles de l'artiste, à commencer par son choix le plus ambitieux: offrir un manga entièrement muet, sans le moindre texte ni la moindre onomatopée. Un choix qui n'est pas forcément nouveau dans les bandes dessinées asiatiques, on se rappelle notamment de l'excellente série Gon où l'auteur Masashi Tanaka comptait les aventures tantôt drôles tantôt cruelles du plus terrible des petits dinosaures. Se passer de textes demande forcément de maîtrise parfaitement le reste du langage d'une bande desisnée, à savoir son dessin, son découpage, ses choix d'angles... Et de ce côté-là, Li Lung-Chieh assure, tant tout est toujours clair et chaque situation se comprend impeccablement sans jamais nous perdre. L'artiste effectue des choix judicieux et intelligents afin de faire comprendre les choses immédiatement, comme quand il représente les pensées respectives du héros et du chat des rues vers le début de la série, ou qu'il utilise un symbole de poisson barré pour signifier la lutte anti-poissons de l'homme. A cela s'ajoutent des exagérations bien dosées (que ce soit les expressions de panique du héros devant les poissons, la dégaine énervée de l'ours, etc...), une réelle densité graphique (notamment lors de certains gros plans, mais aussi via des doubles-pages assez riches)... sans oublier les représentations des poissons en eux-même, qui ont parfois de quoi susciter l'angoisse, que ce soit en insistant simplement sur leurs yeux vitreux et globuleux ou en les mettant en scène comme d'agressifs mutants dans la dernière partie. Sur ce point aussi, Li Lung-Chieh utilise alors une part d'exagération réussie afin de mieux signifier ce qui peut faire peur chez les poissons pour un ichtyophobe.

Difficile de se sentir comme un poisson dans l'eau à la lecture d'Ichthyophobia: l'oeuvre de Li Lung-Chieh mêle des émotions très variées, peut provoquer autant de sourires que d'angoisse selon la sensibilité de chacun, ce qui permet à l'auteur de mettre efficacement en exergue cette phobie si particulière et méconnue, d'autant que le tout est porté par un gros travail graphique.

Qui plus est, les éditions Nazca ont eu à coeur de fournir une très belle édition française. Le grand format permet d'apprécier au mieux le travail visuel de l'artiste, d'autant que le papier bien épais permet une très bonne impression. On appréciera aussi la présence de 8 pages en couleurs (4 au début et 4 à la fin), même si l'une n'est qu'une page de pubs pour les séries TODAG et Soul Land. Enfin, on a droit à une jolie surprise avec une jaquette réversible reprenant sur les deux face la même illustration mais avec une colorisation différentes ! Bref, de quoi pardonner les deux grosses fautes d'accord/conjugaison qui se sont glissées dans le synopsis sur la quatrième de couverture.
  

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16 20
Note de la rédaction