Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 10 Septembre 2024
Existe-t-il une œuvre de survival-game plus légendaire que Battle Royale ? À l'origine de ce qui est aujourd'hui une saga média-mix, on trouve le roman de Koushun Takami initialement publié en 1999. Une histoire tragique, cruelle et violente, sur fond de questionnements moraux et d'interrogations politiques qui fut adaptée à plusieurs reprises. C'est surtout le film de Kinji Fukasaku, sorti en 2000, qui a popularisé l'œuvre à travers le monde entier. Adaptant le récit assez librement sur certains points, il est aujourd'hui une œuvre forte du 7e art et l'un des films fétiches de Quentin Tarantino, rien que ça. Dans la sphère manga, l'adaptation signée Masayuki Taguchi n'est clairement pas passée inaperçue. Longue de 15 volumes, publiée entre 2000 et 2005, elle se révèle plus fidèle au roman original que ne l'est le film, et brille par son caractère cru et par l'esthétique du mangaka qui transcende la dimension dramatique de l'histoire. Aujourd'hui encore, les mangas du genre survival-game se heurtent à la comparaison avec l'œuvre de Taguchi, poignante, gore et profonde, à laquelle les éditions Soleil Manga ont offert une nouvelle jeunesse il y a quelques années via une réédition en 8 volumes.
Depuis, Battle Royale a eu droit à des suites sur les formats cinéma et manga. On pense naturellement au film Battle Royale 2 : Requiem de 2003. De nouveau réalisé par Kinji Fukasaku, il est achevé par son fils Kenta qui doit remplacer son père décédé au cours de la production. Une œuvre médiocre et confuse, loin d'égaler le film précédent. Si Battle Royale peut être considéré comme un bijou d'humour noir sur certains points, Battle Royale 2 tombe assurément dans le nanar. Côté manga, c'est toujours en 2003 que débute Blitz Royale, pseudo suite de la série originale dessinée par Hitoshi Tomizawa (Alien Nine) et dont le caractère court couplé au cadre différent et à l'esthétique très particulière du mangaka en font un titre qui n'est pas resté dans les mémoires. Il faut attendre 2011 pour voir sortir un nouveau manga nommé Battle Royale : Angel's Border. One-shot signé Miyoko Ohnishi et Yôhei Oguma, il se connecte directement à l'histoire principale en développant certains personnages. Un ouvrage pas forcément indispensable, mais qui s'assume comme un vrai spin-off.
Voilà, dans les grandes lignes, le parcours de la saga Battle Royale. En février 2022, c'est un quatrième manga qui voit le jour, cette fois dessiné par Yukai Asada que nous connaissons déjà pour Woodstock, Tokkô Zero, Ice Pig et Siren ReBIRTH. L'artiste est donc bien rodé au genre du manga d'horreur, et mettre entre ses mains un nouveau projet ne semblait pas absurde. Sa série a pour titre Battle Royale Enforcers (ou Battle Royale : Shikkôsha-tachi Enforcers en japonais) et est toujours en cours dans le magazine Bessatsu Young Champion de l'éditeur Akita Shoten. Son 4e volume est sur le point de paraître au Japon à l'heure où ces lignes sont écrites, ce qui en fera à terme, le deuxième manga Battle Royale le plus long.
L'histoire de ce nouveau volet se déroule au moins deux décennies après les drames vécus par Shuya et Noriko. Si la République d'Extrême-Orient conserve son totalitarisme, le programme surnommé "Battle Royale" a été aboli il y a 20 ans. Sur une petite île, des élèves à problème sont réunis dans un établissement nommé "l'Institut". Par une organisation solide menée par des chefs de dortoir sévère et une intelligence artificielle appelée Sister en guise de directrice d'établissement, les élèves mènent leur scolarité de manière assidue. Au sein de la 2nd F, deux élèves s'apprêtent à franchir un tabou : Rion Sakamoto et Kunimitsu Watanabe vont profiter d'un jour en extérieur pour pénétrer l'établissement vide et jouer une musique interdite par le gouvernement : le rock'n'roll ! Mais tandis que la journée est secouée par un violent séisme, les élèves de la classe se réfugient dans une pièce souterraine. C'est là que l'impensable leur est annoncé : pourtant aboli, le programme Battle Royale semble avoir été remis sur pieds, pour eux. C'est réparti en équipes que les élèves vont devoir s'entretuer...
Après un très court Blitz Royale qui s'éloignait énormément du concept original, peut-être trop pour de nombreux lecteurs, le nouvel opus de Yukai Asada renoue avec la formule de base au point de proposer une amorce qui, sur de nombreux points, ressemble aux écrits de Koushun Takami. Les parallèles entre l'œuvre originale et sa suite sont nombreux, à tel point que le lecteur pourra s'amuser à deviner les rebondissements de ce premier opus. Carte de la facilité de la part du mangaka ? Pas vraiment, car l'une des habilités de ce tome est de cibler nos connaissances pour justement les déjouer et mener ces premières péripéties sur des terrains où on ne les attend pas forcément.
Pourtant, avec son introduction qui tourne autour de deux amis soudés dont l'un est féru de rock, on pouvait redouter une pure redite sans réelle inventivité. La suite sait pourtant se montrer habile en s'éloignant du schéma initial du Battle Royale d'origine, jusqu'à chambouler un tantinet les règles du "jeu". Se déroulant dans une époque contemporaine, l'intrigue amène les technologies actuelles dans la partie, point pourtant léger pour l'instant et qui mériterait d'être approfondi. À côté, le fait d'opposer des équipes et non l'ensemble des élèves apporte un zeste de fraicheur au regard de la licence. Mais parce que bien des mangas de survival-game sont passés par là entre temps, ces changements ne seront peut-être pas suffisants pour une part des lecteurs qui attend surtout d'une telle œuvre qu'elle insiste sur d'autres points : la psychologie des personnages et la puissance des drames.
À ce sujet, il faudra attendre quelques tomes de plus pour découvrir le potentiel du chapitre "Enforcers". Mais pour l'heure, on sent une réelle volonté de Yukai Asada de renouer avec ces ingrédients narratifs fort, par exemple en insistant sur quelques rivalités entre personnages ou en laissant sa chance à l'amitié entre Rion et Kunimitsu d'exister au sein de la partie, ce qui pourrait amener quelques développements intéressants. Et si la répartition par équipe permet de focaliser les premiers événements autour d'un groupe de personnages et pas uniquement autour du héros, les acolytes de Rion doivent encore être creusés pour être réellement appréciés. Néanmoins, grâce au côté pacifiste qui règne chez les premiers élèves rencontrés, on ressent la volonté scénaristique de ne pas tomber dans un récit de survie volontairement exagéré au niveau des pulsions morbides des personnages, afin de rendre un manga plus crédible. C'est en ce sens que Battle Royale Enforcers pourra possiblement tirer son épingle du jeu. Il y a donc de quoi rester curieux de découvrir les opus suivants.
Alors, c'est le trait du mangaka qui pourra vraiment déstabiliser le lecteur. Yukai Asada a une patte particulière et propose des designs assez marqués et, malgré une belle finesse de trait, des physionomies de personnages si excentriques qu'elles apparaissent parfois comme des erreurs de dessinateur débutant, ce que l'artiste n'est pas. Chacun appréciera ce style à sa guise : cachet esthétique pour les uns, et maladresses de dessin pour d'autres, ce qui pourra alors impacter leur lecture.
En définitive, si ce nouveau chapitre de la fresque Battle Royale cherche à faire progresser la formule, il doit encore faire ses preuves pour devenir véritablement prenant. Les intentions de Yukai Asada dont néanmoins fortes, aussi on sent sa volonté de se rapprocher de la puissance du roman de Koushin Takami (et par conséquent du manga de Masayuki Taguchi) tout en se penchant sur l'univers initial de manière à le dépeindre plus de vingt ans plus tard. Le programme (sans mauvais jeu de mots) est donc prometteur, ou en tout cas ambitieux. À voir ce que le résultat donnera sur la durée.