SHINZÔ Keigo - Actualité manga

SHINZÔ Keigo 真造圭伍

Interview de l'auteur

Publiée le Lundi, 02 Avril 2018

A l'occasion du Festival d'Angoulême, Le Lézard Noir avait l'honneur d'accueillir sur son stand Keigo Shinzô, jeune artiste découvert en France en 2017 avec la série Tokyo Alien Bros., et que l'on retrouvera cette année avec le recueil Holiday Junction et le one-shot L'auto-école Moriyama-chu. Au-delà de sa jeunesse, de sa tête de beau gosse et de son look impeccable, nous avons pu découvrir un mangaka bavard et très intéressant, lors de notre interview dont voici le compte-rendu !


Keigo Shinzô, merci d'avoir accepté cette interview. On sait que vous avez suivi une formation artistique dès le lycée avant d'entrer au département peinture de l'université Zôkei de Tokyo. Qu'étudiiez-vous exactement à l'époque ? Puis qu'est-ce qui vous a amené vers le manga ?

Keigo Shinzô : A l'université je faisais des études d'Art contemporain : peinture à l'huile, sculpture, design...  toutes sortes de choses.

Je me suis intéressé au manga à l'école primaire, à l'époque je me souviens avoir reçu des compliments de mon frère aîné après avoir fait un dessin, cet encouragement m'avait déjà incité à aller vers cette voie.

Et au lycée, comme les compliments continuaient d'arriver quand je faisais des dessins et que j'étais traité un petit peu différemment des autres élèves sur ce point, j'ai réellement commencé à vouloir devenir auteur de manga professionnel.



En quoi pensez-vous que votre formation en Art contemporain vous a servi, sur le plan artistique, pour vos mangas ?

L'influence est surtout sur le plan technique, notamment pour les illustrations et les travaux en couleurs. J'ai appris à travailler les effets de matière, à apprécier des techniques de base comme les sous-couches de blanc pour faire ressortir les couleurs.

Côté manga à proprement parler, il n'y a eu aucune influence particulière.


Vous avez fait vos premiers pas de mangaka professionnel en 2008 avec le récit court Nankin, qui a obtenu le prix « Spirits » des éditions Shôgakukan récompensant les jeunes talents. Que représente ce prix, et pouvez-vous nous dire quelques mots sur le contenu de cette histoire ?

En réalité, il y a un prix qui m'intéresserait plus que le prix « Spirits » : c'est le prix « Shiki » du magazine Afternoon des éditions Kôdansha, que je rêvais vraiment de remporter. J'ai présenté plusieurs fois des histoires courtes pour ce concours, mais je ne l'ai jamais obtenu. C'est un ami qui m'a ensuite conseillé de plutôt postuler pour le prix « Spirits ». Pour moi ce prix ne représentait pas grand chose, alors quand j'ai présenté mon histoire pour celui-ci je me suis moins tourmenté, j'ai écrit de façon plus détachée, et je pense que c'est ça qui a joué dans mon obtention du prix.

Pour resituer les choses plus précisément, j'ai d'abord présenté une histoire nommée Taifû No Hi (Le jour du typhon), et cette histoire a été sélectionnée par le magazine Spirits. Ensuite on m'a fait travailler avec un responsable éditorial pour concevoir ma première histoire professionnelle, Nankin. C'est cette histoire qui a remporté le prix, mais ce n'est pas comme un concours d'amateurs où c'est l'histoire amatrice qui gagne (sinon j'aurais gagné avec Taifû no Hi). Ici, j'ai gagné avec une histoire déjà conçue pour le milieu professionnel. J'étais heureux de décrocher ce prix, et je me suis alors aperçu que toutes mes précédentes histoires qui avaient été rejetées, je les avais écrites un peu pour moi uniquement. Je voulais montrer de quoi j'étais capable sur le plan technique, je voulais sans doute un peu plaire aussi au lectorat en recherche de choses originales, et du coup je ne me souciais pas du tout de la réception des lecteurs plus « grand public », de savoir si c'était accessible ou bien écrit... Je pense que l'histoire choisie par Spirits était là plus simple à comprendre parmi toutes celles que j'avais faites jusque-là.

Pour revenir à Nankin même, ce n'est pas une histoire que j'affectionne particulièrement.

Le recueil d'histoires courtes Taifu no Hi, inédit en France, et contenant le récit éponyme.

Et concernant Taifû no Hi ?

Cette histoire est aussi devenue le titre de mon premier recueil d'histoires courtes. C'est l'histoire d'une ville qui s'apprête à être engloutie dans un typhon, et dans un appartement il y a deux garçons qui refusent d'évacuer et qui continuent de vivre leur vie comme si de rien n'était. C'est amusant parce que dans mon deuxième recueil d'histoires courtes, Holiday Junction (à paraître en France chez Le Lézard Noir aussi, ndlr), il y a aussi une histoire un peu de ce genre, avec un couple qui vient d'emménager et qui a envie de faire l'amour, sauf que dehors il y a Godzilla qui arrive. Eux continuent de faire l'amour pendant que Godzilla se promène. C'est un peu le même dispositif : il y a une catastrophe, mais les gens continuent de vivre leur vie.


Parmi vos inspirations on trouve Taiyô Matsumoto. Qu'est-ce qui vous a séduit chez cet auteur ?

Jusqu'au collège je ne lisais que des shônen commerciaux, et à partir de mon année de seconde j'ai commencé à lire des titres d'auteur, surtout du Matsumoto. Ce qui m'a intéressé et beaucoup impressionné, c'est sa manière de dessiner à main levée, de façon très vive, spontanée et libre. Il y a aussi ses personnages, qui ne ressemblent pas à des personnages de manga typiques. Et surtout il n'y a pas de lignes de vitesse et de codes de manga classiques, ce qui a bousculé ma vision du manga qui était jusque-là plus étriquée. Je me suis aperçu que le manga offrait réellement un vaste champ de possibilités. Pour entrer dans des détails, j'aime beaucoup sa manière de dessiner les mains, qui peuvent être très grosses, très charnues. Au niveau de ses histoires, je pense que j'ai été pas mal influencé par sa manière de proposer souvent en héros deux personnages à la fois complémentaires et opposés, comme dans Amer Béton. C'est quelque chose que j'ai repris notamment dans mon récit L'auto-école Moriyama-chu (à paraître en France chez le Lézard Noir également, ndlr).

Tout ça vient peut-être aussi du fait que j'avais le même responsable éditorial que Taiyô Matsumoto. Ce qui m'a surpris, c'est que ce responsable éditorial n'a pas ressenti chez moi une influence sur le plan graphique de Matsumoto.



On sait aussi que vous êtes assez proche du mangaka Inio Asano. Quel est votre rapport exactement ? Est-ce qu'il arrive parfois que vous vous influenciez ? Car on retrouve parfois dans vos œuvres à tous les deux des thèmes communs...

Est-ce que vous pensez qu'il y a des chances que M. Asano lise cette interview un jour ?


Ce serait un grand honneur, mais ça m'étonnerait (rires).

Pour être honnête, au départ je n'aimais pas du tout le travail d'Inio Asano, surtout ses premières œuvres. Je trouvais qu'il y avait chez lui un côté poseur et un peu pénible, ce n'était vraiment pas ma tasse de thé. Et puis mon éditeur a organisé un entretien croisé entre Taiyô Matsumoto, Inio Asano et moi, à cette occasion j'ai lu Bonne nuit Punpun, et là ça a été une claque, j'ai vraiment été très ému.

J'ai alors décidé de m'intéresser plus en détails à sa manière de dessiner, et j'ai constaté que j'étais dans l'erreur. Jusqu'alors je pensais qu'il se contentait de retoucher quelques photos rapidement, mais en réalité il y a tout un travail de retouches manuelles, de nombreuses trouvailles, plein d'efforts de sa part même s'il se base sur des photos. J'ai compris qu'il travaillait énormément et qu'il y mettait toute son énergie, ça m'a impressionné.

Autre chose : c'est quelqu'un d'extrêmement gentil. Je pense qu'il est lui-même en recherche d'échanges avec d'autres auteurs et qu'il n'y a pas qu'avec moi qu'il se comporte de manière aussi gentille, mais par la suite il m'a invité plusieurs fois chez lui pour boire des coups, manger, jouer à des jeux vidéo, tester son casque de réalité virtuelle...

Tout ça pour dire que ce que je pense aujourd'hui d'Inio Asano est bien différent de ce que j'en pensais au tout début.



Comment a germé en vous l'idée de Tokyo Alien Bros. ?

D'abord, je voulais raconter l'histoire d'une relation entre deux frères, mais j'ai eu du mal à trouver comment la mettre en scène. Je pensais raconter une histoire de ninjas, mais en fait je ne connaissais rien aux ninjas et je me sentais mal à l'aise avec ce thème. Ensuite, mon frère aîné courant le triathlon, j'ai envisagé de faire un manga de sport , je me suis alors entraîné avec lui, j'ai participé à des compétitions mais ça ne m'a pas convaincu, je n'ai pas eu le sentiment d'avoir assez de matière pour en faire une histoire. Je me suis encore creusé la tête, puis un jour, en traînant sur internet je me suis dit qu'une histoire d'extraterrestres pourrait être intéressante. Et puis à l'époque j'ai aussi vu le film Interstellar, et je me suis vaguement inspiré de l'idée de colonisation de l'espace.

Un autre détail, c'est qu'à ce moment-là je discutais avec mon responsable éditorial, et il m'a parlé d'un de ses fétichismes... C'est de lui qu'est venu le petit passage au début du tome 1, avec la jeune femme qui urine sur l'un des deux héros. Mon responsable m'a raconté qu'il avait ce genre de plaisir, j'ai mis cette idée dans un coin de ma tête, et quand j'ai commencé le manga je me suis dit que je pouvais l'intégrer dans l'histoire.


Etant donné que Fuyunosuke et Natsutarô, les personnages principaux, sont des extraterrestres, ils amènent un regard totalement étranger, nouveau, vierge de toutes nos contraintes sociales et de notre éducation. Montrer ce regard étranger sur note société, c'était l'un de vos buts ?

Non. En fait, le thème central, celui qui m'intéressait le plus, c'était de montrer le lien entre les deux frères.

Moi je suis quelqu'un d'assez ignorant. Des gens de mon entourage s'étonnent parce que je ne connais pas telles ou telles choses qui sont considérées comme fondamentales. Je suis un peu complexé par ce genre de lacunes chez moi, e til y a peut-être une envie inconsciente de mettre en scène ce travers de moi.



Dans le tome 1, Fuyunosuke dit à Natsutarô "Tu vas t'apercevoir que la Terre est un endroit assez flippant." Est-ce que cela pourrait refléter ce que vous pensez de notre monde, ou non ?

Ce n'est pas forcément ma vision du monde, c'est vraiment pour les besoins de l'histoire que j'ai mis ça. Je me suis dit que ce genre de petite réflexion et d'ambiance pimenterait le récit.


Dans la série il y a un travail sur des rapports humains assez complexes, par exemple sur la difficulté de comprendre ce que peuvent penser les autres. On le voit notamment à travers le pouvoir des deux frères qui peuvent lire dans les pensées. On sent que les extraterrestres ont du mal à comprendre les humains et la société qu'ils ont bâtie. Est-ce que dans tout ça il y a votre propre vision des choses ?

En fait, quand je conçois un manga, je pense d'abord à la fin, à la scène de conclusion, et ensuite je réfléchis aux événements qui pourraient amener à cette situation finale. Tous les petits épisodes qui parsèment le manga sont juste des moments servant l'histoire. Ce ne sont pas forcément des thèmes particulièrement chers et que je veux évoquer, il s'agit plutôt de points de passage obligés pour faire évoluer le scénario.



Il y a dans Tokyo Alien Bros. des dessins urbains de différents endroits de Tokyo assez réalistes et avec de nombreux angles de vue saisissants, vraiment immersifs. Comment procédez-vous pour réaliser ces décors ?

Je pense que ça vient de deux choses.

Il y a d'abord l'influence d'auteurs comme Inio Asano et Taiyô Matsumoto qui ont, eux aussi, des cadrages assez inhabituels. J'utilise souvent des cadrages très près du sol, des espèces de contre-plongées, des compositions avec un contraste entre ce qui est au premier plan et ce qui est au second plan... J'aime faire ce genre de choses pour diversifier le rendu. Si on ne varie pas les plaisirs, on se lasse.

Ensuite, concernant la partie technique, je travaille de manière assez classique, traditionnelle. Je prends des photos, sur Photoshop j'augmente les contrastes pour que les noirs soient un peu saturés, j'imprime, puis sur une table lumineuse je retravaille par-dessus les impressions. Je dessine les contours, puis j'ajoute des aplats de noir, éventuellement des trames, etc... C'est un travail qui peut être assez pénible, et du coup aujourd'hui il y a beaucoup d'auteurs qui préfèrent travailler directement sur tablette numérique, mais moi ça ne me plaît pas trop car je trouve que ça devient impersonnel. Je n'ai pas envie de passer au tout numérique.


Interview réalisée par Koiwai. Remerciements à Keigo Shinzô, au Lézard Noir, et à Aurélien Estager pour la traduction. Mise en ligne le 02/04/2018.