Découvrez notre interview de Tpiu, l'autrice des Héritiers d'Agïone !

Série coup de cœur de notre rédaction, Les Héritiers d'Agïone a malheureusement déjà pris fin aux éditions Kana avec son troisième volume, sorti il y a quelques jours. Néanmoins, l'oeuvre se conclut de façon très correcte et nous ne pouvons que vous la conseiller encore, d'autant qu'une jaquette alternative est offerte avec le tome 3 ! Aussi, pour l'occasion, nous vous proposons aujourd'hui de découvrir la longue et franche interview que nous avons pu faire de sa sympathique autrice Tpiu il y a quelques mois, à l'occasion de Japan Tours Festival.

L'histoire des Héritiers d'Agïone nous immisce dans un monde fictif, au coeur des royaumes de Lyöre, et plus précisément au sein du royaume de Tyriadoc où il existe un étonnant phénomène: l'Ëdre, qui voit les personnes touchées par une mort précoce avoir droit à une seconde vie. Toutefois, il existe deux particularités à ce phénomène. Non seulement, les personnes connaissant une mort trop violente voient souvent leur retour à la vie dégénérer et les transformer en Maudits, des monstres prenant une forme ressemblant à leur trépas. Mais en plus, les nouveaux-nés, trop faibles et trop purs, ne ressuscitent jamais. C'est sur ce dernier point qu'Adalise, notre héroïne, fait figure d'exception. Fille du roi actuel Theneren, elle est morte-née, a pourtant connu l'Ëdre, et a alors grandi comme tout le monde, à ceci près que son statut particulier fait qu'elle est évitée voire critiquée et rabaissée par un grand nombre de personnes, dans sa propre famille tout comme dans le peuple, car elle est considérée comme maudite et anormale et est même qualifié de "Princesse Cadavre". Face à l'adversité qu'on lui impose alors constamment depuis qu'elle est née, Adalise a toutefois appris à rester digne et forte, et ne se laisse jamais faire. Et ce tempérament lui est bien utile pour, au jour le jour, essayer de retrouver Adélaïde, sa mère, mystérieusement disparue dix ans auparavant, que tout le monde dit morte, mais qu'elle pense toujours vivante...





Tpiu, merci d'avoir accepté cette interview. Comment sont nés ton intérêt pour le manga et ton désir d'en faire toi-même ? Quelles oeuvres et quels auteurs ont forgé cette passion en toi ?


Tpiu : Merci pour l'invitation ! Mon intérêt pour le manga est arrivé avec Naruto. A cette époque, j'étais à un moment difficile de ma scolarité où je servais de souffre-douleur, et je peux dire que Naruto m'a sauvée car je me retrouvais en lui. La petite adolescente que j'étais a donc apprécié cette histoire. Après, One Piece a déferlé comme une vague sur moi, et ça a été un déclic : à une certaine époque, ce manga déclenchait en moi une telle euphorie que j'étais en mode shônen : je voulais devenir mangaka au Japon, comme Luffy voulait devenir roi des pirates (rires).



Comment as-tu appris à dessiner? As-tu suivi une formation particulière pour ça? Ou es-tu autodidacte ?


Je suis totalement autodidacte. Je n'aime pas l'école, même quand c'est pour apprendre des choses que j'aime. J'ai tout appris par moi-même, et en plus j'ai une mémoire qui est assez visuelle : j'enregistre assez facilement ce que je lis et vois. Et puis, j'ai tellement dessiné sans me poser de questions que j'ai en quelque sorte appris sans apprendre, ça s'est fait naturellement.




Tu as eu l'occasion d'être assistante sur la série Radiant de Tony Valente. Que t'a apporté et appris cette expérience ?

Ca ne m'a pas appris grand chose, car je ne faisais pas grand chose au final, et nous n'avons pas spécialement eu l'occasion d'échanger sur son travail. Je m'occupais juste des trames, du coup Tony m'a quand même appris à utiliser les trames sur Clip Studio, ce qui était cool puisque maintenant j'utilise tout le temps ce logiciel. En tout cas, c'était un honneur de travailler sur ses planches, j'en suis très fière.


Tu as décroché, avec ton histoire nommée Les Larmes de Jereziah, la 2e place au Tremplin Ki-oon 2020. Quel souvenir gardes-tu de cette période ? Et là aussi, qu'est-ce que ça t'a apporté ?

Comme beaucoup de concours que j'ai faits, mais celui-là plus particulièrement, j'ai encore un petit goût amer dans la gorge quand j'y pense, parce que j'aimais beaucoup les éditions Ki-oon et que je m'étais toujours dit que si je devais être publiée en France ce serait chez elles. J'ai certes fini deuxième, ce qui est déjà bien, mais au final je n'ai même pas eu de prix. Il n'y a pas eu de remise de prix non plus vu que c'était en période de Covid, et heureusement car je pense que j'aurais pleuré devant tout le monde. Tout ce que ça m'a apporté, c'est que j'ai fait un one-shot de plus parmi tant d'autres. Ca ne m'a pas fait de pub en particulier, ça m'a juste pris du temps (rires). Bref, ça a été frustrant pour moi, et c'est ce qui m'a décidé à renoncer à Ki-oon et à envoyer  un dossier d'édition à d'autres éditeurs.




A quels autres concours as-tu participé ?

Beaucoup ! Certains concours en France, mais surtout des concours japonais et internationaux, notamment ceux en partenariat avec le Jump+ des éditions Shûeisha. J'ai notamment été finaliste à un concours et au reçu une mention honorable. Il y a aussi eu le concours organisé par le MAGIC de Monaco en partenariat avec le Jump+, où j'ai aussi été finaliste et où j'ai reçu un retour très positif de Nobuhiro Watsuki, l'auteur de Kenshin le Vagabond, mais là aussi ça ne m'a rien apporté à part des grosses larmes. Je pense que ça a été le concours le plus dur pour moi.


Abordons désormais la genèse des Héritiers d'Agïone. Comment est née la collaboration avec les éditions Kana ?

Elle est née de la façon la plus simple qui soit : je leur ai envoyé mon dossier d'éditions, elles ont aimé, elles m'ont répondu en me demandant de clarifier quelques détails de l'histoire, et puis un an plus tard on signait. Par le passé, cet éditeur était déjà venu vers mois deux fois sur mon stand lorsque j'étais exposante à Japan Expo, mais ce qui était drôle c'est que lors de ces deux fois je n'étais pas sur mon stand, et j'avais juste une carte de visite en y revenant. Mais à cette époque, moi j'avais pour objectif d'être publiée au Japon, donc bêtement ça ne m'intéressait pas encore. Du coup, je pense que l'équipe de Kana me connaissait déjà lorsque je suis venue déposer mon dossier.




La sortie chez Kana a été annoncée dès 2021, pour un lancement initialement prévu vers fin 2022 ou en 2023, mais la série est finalement arrivée en cette année 2024. Pourquoi ce long laps de temps ?

En effet. Moi j'avais annoncé 2022 au départ car je m'emballais un peu, puis j'ai pensé que ce serait plutôt en 2023. Mais les éditions Kana veulent toujours avoir un peu de marge d'avance sur leurs créations originales avant de les lancer, et il fallait donc que le tome 2 soit fini avant la publication du volume 1. En prime, c'est vrai que de mon côté je n'avance pas très vite sur mes planches. Mais je trouve que leur fonctionnement n'est pas plus mal, notamment car ça me laisse plus de temps pour le tome 3.


On sait qu'avant Les Héritiers d'Agïone tu as publié quelques oeuvres amatrices en auto-édition dont ADA - Les Mystères de Cendréclat, qui a servi de terreau aux Héritiers d'Agïone au vu de certains noms et éléments communs. Peux-tu nous parler de cette oeuvre et de ses éventuels liens avec Les Héritiers d'Agïone ?

ADA est un récit que j'ai fait juste pour le fun, car à cette époque-là j'étais en contact avec mon éditeur japonais, et à chaque fois il fallait que j'attende trois plombes pour qu'il me réponde. Il fallait donc que je fasse quelque chose en attendant, et j'ai proposé à ma communauté sur mes réseaux sociaux de faire un manga ensemble, où ce serait eux qui guideraient certains choix pour décider du cours de l'histoire. A partir de cette base, j'ai eu des idées qui ont commencé à se créer de mon côté, sauf que je devais les mettre de côté puisque c'était ma communauté qui décidait. Ca m'a beaucoup frustrée, et j'ai décidé plus tard de reprendre ces idées mises de côté afin de donner naissance aux Héritiers d'Agïone. Entre-temps, j'ai également fait, pour mon éditeur japonais, un one-shot qui ressemble bien plus aux héritiers d'Agïone. Mais mon éditeur japonais l'a encore repoussé pour diverses raisons.




Le tome 1 propose une construction scénaristique très intrigante et stimulante, car d'abord tu nous plonge immédiatement dans le vif du sujet auprès d'Adalise, pour ensuite exposer, petit à petit, les tenants et aboutissants de ton univers, si bien qu'il y a un vrai plaisir à le découvrir petit à petit, et que l'on assimile facilement les personnages et les concepts propres à cet univers. Est-ce quelque chose auquel tu as fait très attention ?

Oui. J'ai décidé d'aller très vite dans mon sujet au début, en suivant les conseils donnés par mon éditeur japonais par le passé. Mais en même temps, je savais qu'il ne fallait pas que je surcharge mon tome 1 d'informations. Moi j'ai quand même envie de prendre un petit peu le lecteur par la main, si bien que je n'ai pas hésité à reprendre trois fois dans le premier volume la même phrase à propos des Maudits qui ressuscitent. J'avais aussi envie que chaque chapitre serve à amener un concept supplémentaire : le chapitre 1 parle des Maudits, le chapitre 2 de la famille d'Adalise, et le chapitre 3 des Clartés. Puis une fois les bases posées comme ça, je peux faire ce que je veux. J'ai également tâché de beaucoup me focaliser sur l'héroïne dans les premiers temps, pour être sûre que l'on s'attache facilement à elle.


C'est aussi un schéma propre aux jeux vidéo de type RPG, or on te sait très, très fan de jeux vidéo. Certains jeux ont-ils été des références pour créer ton univers ?

Pas trop. Je ne pense pas m'être inspirée de jeux vidéo en particulier. Il y a forcément, je pense, des choses vidéoludiques dont je m'inspire, mais indirectement ou inconsciemment. Et puis, dans les jeux vidéo il y a des character designs et des décors tellement fous, poussés et travaillés (par exemple dans Dark Souls) que j'aimerais sûrement m'en inspirer, mais je ne pense pas que ce serait forcément possible dans un manga où je devrais les redessiner dans chaque case. Après, je dois quand même avouer qu'il y a un jeu vidéo qui me revient souvent à l'esprit quand je pense à la féminité d'Adalise, et il s'agit d'A Plague Tale, que j'aime beaucoup surtout grâce aux musiques. Et en vrai, je pense que ce sont les musiques qui m'inspirent le plus dans les jeux vidéo, car elles me permettent de mieux m'immerger dans mon propre univers. Sur ce plan-là je peux citer Kena: Bridge of Spirits, un jeu qui, en terme d'histoire, d'ambiance et de musique, me donne une vision de ce que moi-même je voudrais faire en manga.




Comment t'est venu le concept assez original de l'Ëdre ?

Ca m'est venu comme ça. Pendant la nuit je réfléchissais à une idée originale, et cette idée de gens pouvant mourir deux fois a poppé dans ma tête. Puis à partir de cette idée-là j'ai créé et étoffé mon univers et mon héroïne. J'ai imaginé toute une culture et une religion autour de ce concept. J'ai voulu créer tout un univers totalement original. Et j'ai imaginé ce terme d'Ëdre qui ne vient de nulle part en particulier.


Adalise est une héroïne qui nous séduit beaucoup d'emblée, car elle a un fort tempérament. Face à l'adversité qu'on lui impose constamment depuis qu'elle est née, elle a appris à rester digne et forte, et ne se laisse jamais faire. En quoi cela te semblait important qu'elle soit ainsi ?

D'abord, je dois avouer que je suis rarement satisfaite des personnages féminins principaux et même secondaires, notamment dans les mangas. Elles me soûlent quand elles se mettent à pleurer tout le temps, ce genre de choses. Même quand on donne l'impression qu'elles sont fortes, généralement je ne les trouve pas terribles. Et d'un autre côté, il y a ces personnages féminins ultra balaises, mais justement trop balaises pour sembler proches de nous et crédibles. Moi, j'avais envie d'avoir en héroïne une jeune femme normale, mais qui subit injustement de la violence et de la méchanceté, et qui s'est créé une coquille pour affronter tout ça, ce qui se montre par sa hargne. Et puis il y a autre chose : j'adore les personnages arrogants, je trouve qu'il y a tellement de choses à faire avec ces personnages-là. Dans le cas présent, Adalise est une princesse, elle est la seule fille... alors forcément, il y a plein de choses à faire avec elle. Et puis elle est certes arrogante, mais à cause de ça elle va prendre des baffes et elle ne va pas se laisser faire, et en parallèle elle reste aussi une pauvre jeune fille qui a perdu sa mère et que quasiment personne n'aime. Bref, j'ai envie d'avoir une héroïne forte et arrogante, qui a des raisons d'être comme ça, et qui a en même temps au fond d'elle un vrai petit cœur tendre.




Au tout début de cette interview tu parlais du fait que tu as été souffre-douleur dans ton adolescence, or Adalise souffre de ça aussi. Du coup, penses-tu que tu as mis de toi-même dans ton héroïne ?

Ah mais oui, vraiment, Adalise c'est totalement moi, il ne faut pas chercher plus loin. Enfin, pour être plus précise, c'est moi mais en mieux. Je ne dis pas que je suis comme elle. Elle, elle est belle, forte, courageuse... Mais elle est comme je voudrais être. Après, il y a quand même un truc à préciser : je trouve que les personnages victimes fonctionnent très bien. On s'attache beaucoup plus facilement à ces personnages-là, il y a plus facilement de l'empathie pour eux... Et Adalise est également pour moi un défouloir face à beaucoup d'injustices que j'ai pu vivre et que je vis toujours.


Quelles sont tes inspirations pour les designs architecturaux, les tenues vestimentaires, et les designs de créatures comme les ëdrelins ?

Le Moyen-Âge. Surtout sur le plan architectural, quand c'est nécessaire je cherche des références sur internet. Parfois c'est juste pour des trucs bêtes, par exemple pour trouver comment dessiner une porte et dans quel sens l'ouvrir. Pour les vêtements et ornements médiévaux je vais regarder les costumes et les enluminures d'époque, j'ai même des livres là-dessus. Bien sûr, je réadapte tout ça un peu à la sauce fantasy pour apporter une part d'originalité, mais j'aime tellement les vêtements et surtout les robes du Moyen-Âge. Et concernant les ëdrelins, sans grande surprise ma principale influence est Hayao Miyazaki, mais de manière générale j'ai toujours adoré les petites créatures fantastiques et folkloriques qu'on peut trouver dans les œuvres de tous types. Je peux ainsi citer les Kodama dans les jeux Nioh, par exemple.




Arrive-t-il que l'éditeur te reprenne ou t'aiguille sur des éléments, ou es-tu totalement libre ?

Je suis totalement libre dans le fond et la forme. Il y a juste, quand j'envoie mon storyboard, d'éventuelles petites corrections ou modifications à faire, mais ce sont vraiment des détails.


Pour finir, d'où vient ton pseudonyme ?

Ca vient d'un roman que je lisais quand j'étais adolescente, dans lequel l'héroïne s'appelle Ipiutiminelle. Son entourage la surnommait Ipiu ou Piu, et je trouvais ça très mignon à l'époque. J'ai alors commencé à me faire appeler moi-même Ipiu, sauf que sur ma signature les gens lisaient Tpiu, et j'ai décidé de garder ça car je trouvais que ça sonnait encore mieux !


Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Tpiu, aux éditions Kana et à Japan Tours Festival ! Même si Les Héritiers d'Agïone s'achève, vous pouvez toujours suivre et soutenir la talentueuse artiste sur X, sur Facebook ou sur son site internet.