Découvrez notre interview de l'autrice taïwanaise Cory (Clown Doctor, Why Not ?,Make a Wish!)

Alors que l’édition 2025 du FIBD d’Angoulême approche tranquillement, la dernière mouture en date de l’événement fut l’occasion pour nous, entre autres, de rencontrer l’autrice taïwanaise Cory, présente sur le stand des éditions Nazca pour dédicacer son œuvre Clown Doctor, et également connue dans notre pays pour ses oeuvres Make a Wish! et Why Not ?. Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir notre interview de cette autrice qui a beaucoup de choses à dire.

Cory est une illustratrice et autrice qui a commencé à dessiner dès son plus jeune âge et qui a toujours su qu’elle avait un don pour ça, mais dont le manque de confiance en elle l’empêchait d’avancer. Sa carrière débute réellement quand elle publie quatre de ses histoires dans des magazines spécialisés dans le shôjo. Elles sont très bien reçues par le public et lui ouvrent la voie du succès. Sa première histoire se nomme "Love is Everywhere" et a été publié dans Shojo Monthly. La particularité de la narration et du style de dessin de Cory a rapidement conquis le cœur des lecteurs. Cet engouement lui a permis de représenter Taïwan au Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême ainsi qu’à la Foire du livre de Francfort de 2016. Clown Doctor, l’un de ses derniers titres en date, a été récompensé au Japan International Manga Award 2021.




Cory, merci d’avoir accepté cette interview. Pour commencer, qu'est-ce qui vous a attirée vers le manga ? Des œuvres ou auteurs en particuliers ont-ils forgé cette envie ?


Cory : Le mangaka m’ayant donné envie de devenir autrice est Yoshihiro Togashi. J’ai été bercée par Yu Yu Hakusho.


Quand j’étais petite,on mettait beaucoup d’étiquettes sur les gens. Par exemple, si tu avais des bonnes notes tu étais forcément quelqu’un de bien, et si tu avais des mauvaises notes tu étais forcément quelqu’un de mauvais. Or, à mes yeux Yu Yu Hakusho déchirait ces étiquettes. Même si l’on peut penser que Yusuke Urameshi, le personnage principal, est un garçon à problèmes, en réalité il est bon et généreux à l’intérieur. Et même les méchants ne sont pas réellement méchants dans ce manga.



Comment avez-vous appris à faire du manga ? Êtes-vous autodidacte ou avez-vous suivi une formation pour ça ?


Au départ j’ai appris par moi-même, et après le lycée j’ai commencé à prendre des cours orientés sur le dessin, mais plutôt le dessin de manhua.


Par la suite, après l’université, j’ai suivi pendant près d’un an et demi une formation professionnelle dédiée au manga.



Selon certaines brèves biographies sur le net, au départ votre manque de confiance en vous vous empêchait d'avancer dans la voie du manga. Est-ce exact ? Si oui, comment avez-vous débloqué ce manque de confiance ?


A l’école primaire, j’avais d’excellentes notes jusqu’à ce qui équivaut à la CM2 chez vous, et ensuite j’ai dégringolé et j’ai commencé à me dire que j’étais nulle. J’ai ruminé ça pendant des années, car on me collait alors l’étiquette de personne mauvaise et médiocre. Du moins, jusqu’à ce que je découvre au collège Yu Yu Hakusho, qui m’a redonné confiance.


J’aime mettre en avant le manque de confiance que j’avais quand j’étais jeune, car ça me permet de montrer que les mangas peuvent sauver des gens. Et à mon tour, dans mes œuvres je souhaite montrer qu’il ne faut pas se rabaisser et qu’il faut se faire confiance en avançant dans ce qu’on aime.




Votre carrière a vraiment été lancée avec la publication de quatre de vos histoires dans des magazines spécialisés dans le shôjo. Que pouvez-vous nous dire sur ces premières expériences ?


J’ai rencontré plusieurs difficultés au début de ma carrière, tout d’abord car à l’époque c’était un rythme assez intense où je devais dessiner 31 pages par mois. C’était très épuisant car il fallait enchaîner 31 pages chaque mois, sans pause,et donc dessiner tout en pensant au déroulement de l’histoire en continu.


Il fallait également prendre en compte les avis des lecteurs, qui ont beaucoup d’influence dans ce genre de publication. Si l’oeuvre n’était pas assez populaire dans le classement mensuel des lecteurs, il arrivait que l’éditeur demande un peu au dernier moment de modifier l’histoire pour essayer de la rendre plus attrayante, ce qui ajoutait une charge de travail supplémentaire. C’était beaucoup de pression.


Une fois que j’ai réussi à dépasser cette longue période difficile, en voyant ma série se classer première au classement mensuel j’ai rencontré de nouvelles difficultés lors de la publication de mes œuvres en volumes papier. Quand les ventes n’étaient pas aussi importantes qu’espérées, on était obligés de réduire le nombre d’exemplaires imprimés.


Enfin, le magazine shôjo dans lequel j’étais prépubliée était vraiment très axé sur la romance, or personnellement je trouvais ça un peu trop simple de n’avoir que ça. J’ai alors décidé d’essayer d’instaurer d’autres éléments: les amitiés, l’amour familial… J’ai été la première à parvenir à amener ces choses-là à la première place dans ce magazine.


J’ai eu la chance d’avoir un excellent responsable éditorial, qui m’a globalement permis de dessiner les histoires que je voulais, avec les thèmes que je souhaitais même quand ils plaisaient moins aux lecteurs. Il s’arrangeait pour compensait le manque de popularité, par exemple en incluant des pages couleurs, en établissant des questionnaires sur les personnages...



Justement, vos œuvres, jusqu'à présent, semblent surtout s'ancrer dans un style très orienté shôjo. Etait-ce, dès le départ, cette catégorie éditoriale que vous visiez pour vous épanouir ? Si oui, qu'est-ce qui vous plaît dans le genre ? Et aimeriez-vous vous essayer un peu plus à d'autres genres ?


Au départ je voulais plutôt dessiner du shônen, mais je me suis retrouvée à faire du shôjo parce que dans le shônen il y a généralement beaucoup de scènes d’action, or le découpage de ce type de scènes n’est pas du tout ma spécialité. Néanmoins, je trouverais dommage de devoir se limiter à des cases bien définies selon la catégorie éditoriale. C’est juste que selon moi, peu importe la catégorie qu’on colle sur une série, car l’important est de réussir à faire passer l’histoire et le message qu’on veut.





Justement, même si les préjugés changent petit à petit, il est malheureusement encore courant, notamment en France, qu’une part du lectorat pense que le shôjo se limite à la romance, alors qu’il s’agit d’une catégorie éditoriale extrêmement large et variée. On en a encore eu la preuve avec la consécration, lors de cette édition 2024 du FIBD, de Moto Hagio, reine de la science-fiction.

Je pense qu’à Taiwan on est restés longtemps aussi sur ces préjugés. C’est pour ça que la plupart des magazines taiwanais sont longtemps restés très cantonnés à de la romance. C’est bien que ça change petit à petit, c’est important.


En France on vous a surtout découverte avec les récits Make a Wish! et Why Not ?, proposés uniquement en version numérique sur la plateforme Mangas.io. Ces récits ont quelque chose d'assez mature, avec des thèmes comme l'altruisme et la rédemption dans Make a Wish!, ou encore l'ambivalence humaine dans Why Not ?. Pouvez-vous nous parler un peu plus des messages de ces œuvres ?

Dans Make a Wish!, l’altruisme est effectivement vraiment le thème central, celui que je voulais mettre en valeur, en m’inspirant de mon amour pour Yu Yu Hakusho. Le personnage principal fait semblant d’être méchant, mais en réalité c’est pour alléger le fardeau de quelqu’un qui compte pour lui, et je trouve ça très humain et beau.

Personnellement, quand je dessine mes histoires, c’est un peu comme si je devenais amie avec mes personnages. Je vais les considérer comme de véritables personnes, parler avec eux… Et ce que j’espère avec Why Not ? en particulier, c’est que les lecteurs puissent avoir l’impression de voir ces amis grandir, de pouvoir échanger avec eux, et de suivre comment ils évoluent.


Ces deux mangas ont, d'ailleurs remporté de nombreux prix : pour Make a Wish! 2011 Golden Dragon Award du meilleur shôjo en 2011 et 2012 et du meilleur manga en 2012, et médaille d'argent à l'International Manga Award de 2012. Et pour Why Not ? Golden Comic Award du meilleur manga adolescent en 2018. Que représentent ces récompenses pour vous, et que vous ont-elles apporté ?

Dans ma vie de tous les jours ça ne change pas grand-chose.par contre, de façon plus personnelle, ça m’a apporté encore plus d’exigence dans mon travail, pour me pousser à faire les choses encore mieux.

Mais je vous avoue qu’après ces histoires plus complexes, en ce moment j’aurais plutôt envie de dessiner des petites romances et des choses plus simples.





Parlons à présent de Clown Doctor, votre première publication en livre papier en France grâce aux éditions Nazca. Qu'est-ce qui vous a convaincue quand on vous a proposé de mettre en images l'histoire d'origine de Feng Shi ?

A l’origine, il y a longtemps, j’avais vu un documentaire consacré aux docteurs clowns, et ça avait en quelque sorte planté en moi une graine qui a ensuite grandi pour, plus tard, me donner envie d’aborder ce sujet très humain dans une œuvre. Mais à cette époque j’étais déjà très occupée avec d’autres projets,notamment Why Not ?.

Alors quand ma maison d’édition est, un jour, venue me voir pour me proposer de réaliser un one-shot, je me suis dit que c’était la bonne opportunité pour enfin aborder le sujet.


Qu'est-ce qui vous a le plus marquée lors de votre découverte du travail de docteur clown et de l'oeuvre originale de Feng Shi ?

Ce qui m’a le plus émue, c’est que les docteurs clowns sont souvent en duo, et que pour chaque patient ils doivent d’abord évaluer au mieux l’avancée de sa maladie.

Par exemple, il y avait certains enfants qui devaient recevoir des injections très douloureuses dans la moelle épinière, et j’ai vu que dans ces moments-là, les docteurs clowns devaient absolument tout faire pour les divertir, leur changer les idées, leur faire oublier la douleur… C’est quelque chose qui m’a donné des frissons à en pleurer.

Après, il y a une autre chose qui, à l’inverse, m’a fait beaucoup rire.les docteurs clowns ont très souvent affaire à de jeunes enfants, si bien qu’ils s’adaptent et ont eux aussi souvent un côté enfantin et jovial. Mais une fois, ils sont tombés sur un adolescent de 17 ans devant lequel ils étaient en décalage et ont alors directement changé d’attitude. J’ai trouvé ça amusant, et en même temps cette faculté d’adaptation était impressionnante.


Comme vous le dites vous-même dans votre postface, une telle adaptation en environ 130 pages a forcément demandé un gros travail pour essayer de retenir l'essentiel et faire des coupures. Du coup, qu'avez-vous souhaité le plus faire ressortir dans votre version manga ?  Avec le recul, y a-t-il des choix que vous aimeriez changer si c'était à refaire ? Et y a-t-il des éléments en particulier que vous regrettez de ne pas avoir pu inclure ?

En fait, j’ai dû travailler avec un scénariste, et dans son script il y avait huit points vraiment importants que je devais absolument aborder. Je n’avais pas forcément d’énorme marge de manoeuvre, mais dans l’ensemble je suis très satisfaite de ce que j’ai pu mettre en avant. Tous les points qui me semblaient importants ont pu être transmis, donc je n’ai pas de regrets. Faire des choix de ce type fait aussi partie du travail.

Sinon, une autre difficulté que j’ai pu rencontrer concerne le rythme. Quand on dessine une séquence forte en émotions,il faut ensuite laisser quand même le temps au lecteur de se remettre, or dans un format aussi court c’est un équilibre qui peut être compliqué à trouver.




Qu'est-ce qui a été le plus difficile à mettre en images ?


Ma plus grande difficulté a eu lieu dès le premier chapitre : il contient énormément d’émotions et de bouleversements très importants, qu’il fallait obligatoirement condenser en une vingtaine de pages. C’était un vrai casse-têtes. Je pense que si j’avais eu quarante pages pour ça au lieu de vingt, ça aurait été mieux.



Pour finir, comment avez-vous imaginé les designs des personnages principaux ?


Quand je conçois mes personnages, j’essaie toujours de les rendre complémentaires, car il s’agit souvent de duos. Il faut qu’ils aient des personnalités qui se complètent, pour avoir des relations plus dynamiques.


En ce qui concerne plus spécifiquement leur design, je tâche de les faire correspondre au mieux à leur personnalité. Par exemple, s’il s’agit d’un personnage plutôt sage et traditionnel, il va avoir une coiffure et des vêtements plus rangés. Et dans le cas d’un personnage plus libre voire foufou, je propose un design un peu plus négligé ou qui varie dans les coiffures.



Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Cory, à son interprète, et aux éditions Nazca !