Interview de Youn Inwan (Le Nouvel Angyo Onshi, Island, Defense Devil...)

Parmi les invités de Japan Expo se trouvait un nom coréen qui ne manquera pas de parler à nombre d'entre nous: Youn Inwan. Scénariste de renom, mais aussi fondateur et producteur exécutif en chef d'YLAB Corp, il est célèbre pour des mangas et manhwas à succès tels que Island, Le Nouvel Angyo Onshi/Blade of the Phantom Master (deux oeuvres qu'il a reprises en format webtoon ces dernières années), Burning Hell ou encore Defense Devil. Il a également écrit le webtoon Distant Sky et a produit de nombreux projets de webtoon, y compris The Kingdom of the Gods, le webtoon original de la série Netflix Kingdom, Reawakened Man et Terror Man. Plus récemment, en 2023, on lui doit aussi Le Livre des Multivers avec Boichi comme dessinateur. Et il est actuellement le PDG de YLAB Studios, l'un des plus gros studios de créations de webtoon. C'est donc un auteur particulièrement prolifique que nous avons eu la chance de rencontrer pendant l'événement, pour une riche et passionnante interview qui retrace essentiellement la première partie de sa carrière et que nous vous proposons de découvrir aujourd'hui !


     

A l'origine, qu'est-ce qui vous a donné envie de devenir scénariste de manhwa, de manga et de webtoon ? Et y a-t-il des oeuvres ou auteurs qui, dans votre jeunesse, ont forgé cette envie ?


Youn Inwan : A l’origine je suis auteur de bande dessinée publiée sous format papier, et non auteur de webtoon. Désirant toucher le plus de lecteurs possibles avec mes histoires, lorsque le marché coréen s’est tourné vers le webtoon, je suis devenu naturellement auteur de webtoon.


J’ai commencé à lire des mangas japonais à l’école primaire, et j’en ai lu beaucoup en grandissant, notamment des mangas connus tels que Dragon Ball et Slam Dunk, qui ont été extrêmement inspirants pour moi tout au long de ma carrière.



Votre première série longue fut Island, manhwa publié en Corée, et qu'on a pu découvrir en France une première fois dès 2003-2004. Quels souvenirs gardez-vous de la conception initiale de cette histoire oppressante qui mélange soigneusement thriller, horreur et fantasy ? Etant donné qu'il s'agissait alors de votre premier scénario de série longue, quelles difficultés avez-vous pu rencontrer ?


C'est une œuvre que j'ai écrite au début de ma vingtaine. Je vous remercie donc d'avoir mentionné cette époque et cette œuvre.


En ce temps-là, il n'y avait pas de bandes dessinées de ce genre en Corée. Mais c'est justement parce que personne ne s'y était aventuré que j'ai eu envie d'essayer. En revanche, il y avait beaucoup de mangas de ce genre au Japon. Comme je l'ai mentionné plus tôt, j'ai été très influencé par les mangas japonais, et cela m'a donné le courage de créer une œuvre basée sur les légendes coréennes. C'est ainsi que j'ai décidé de travailler sur le genre de l'horreur. Cependant, étant donné que ce genre n'existait pas en Corée, je me suis souvent demandé si ce que je faisais était pertinent. Dans cette situation incertaine, il était difficile de créer une œuvre avec conviction.


A gauche, Island dans son format manhwa d'origine, autrefois édité en France par Panini. A droite, Island revu dans son format webtoon, avec un premier tome prévu chez Pika le 21 août.



En 2022-2023 Island a vu sa suite en format webtoon connaître une adaptation en drama. Quel fut votre rôle (votre implication) sur ce projet ?


J'ai supervisé toute la planification du drama. La série elle-même a été créée par notre entreprise, YLAB. Étant donné que YLAB, qui produit des webtoons, s'est également chargée de la production de la série, j'ai pris en charge la planification générale et la production. Plus précisément, j'ai été impliqué dans le recrutement du réalisateur, le casting des acteurs principaux et la planification initiale ainsi que l'approbation du scénario.


J'ai supervisé la planification de l'ensemble de l'histoire, cependant une fois l'auteur et le réalisateur choisis, j'ai assumé un simple rôle de soutien en tant que représentant de l'entreprise et créateur de l'œuvre originale.



Votre deuxième série longue, Le Nouvel Angyo Onshi (2001-2007), conserve une forte aura chez nous, en ayant marqué nombre de lecteurs pour son univers très travaillé, ses personnages profonds ayant tous leur propre background et devant sacrifier beaucoup de choses au fil de l'histoire, et ses thématiques universelles comme la rédemption et la quête de soi. A l'époque, comment a germé en vous cet univers si dense et réfléchi ? Quelles furent les étapes de création pour un scénario aussi ambitieux ?


Merci d'avoir mentionné les détails spécifiques de l'œuvre. Le Nouvel Angyo Onshi est le premier travail que j'ai publié au Japon. Étant donné que c'était ma première œuvre de fantaisie dans l'industrie du manga japonais, que j'admirais tant, j'ai mis beaucoup de réflexion et d'efforts dans sa création.


À l'époque, il y avait de nombreux excellents mangas de fantaisie au Japon, c’est pour cela que mon objectif principal était de m'assurer que mon œuvre ne soit pas embarrassante en comparaison. J'ai donc étudié les éléments de divertissement des mangas japonais que j'avais beaucoup lus, cherchant à me différencier et à créer une histoire plus captivante que celles que j'avais vues. J'ai prêté une attention particulière à trouver ce qui pourrait rendre mon histoire unique par rapport aux autres œuvres. C'est ainsi que Le Nouvel Angyo Onshi a été créé.


De plus, j'aime beaucoup la littérature occidentale, notamment des écrivains comme Albert Camus. J'apprécie particulièrement les œuvres de littérature de l’absurde européenne. Je ne l’ai jamais mentionné jusqu’à présent, mais le protagoniste du Nouvel Angyo Onshi est un anti-héros, et l'histoire dans son ensemble aborde des thèmes contraires à la justice sociale, à travers les paroles et les actions des personnages, pour inciter les lecteurs à réfléchir.


J'aime particulièrement L'Étranger de Camus ainsi que son roman La Peste. Les personnages et les idées philosophiques de ces œuvres m'ont beaucoup influencé. Dans Le Nouvel Angyo Onshi, il y a un antagoniste nommé Ajite (Aji Tae), dont les dialogues et les caractéristiques ressemblent beaucoup à ceux de Meursault dans L'Étranger. Ajite, en perturbant la justice sociale et en se justifiant lui-même, reflète certains aspects de Meursault. Bien qu'il ait des qualités à la fois bonnes et mauvaises, j'ai pensé qu'il serait intéressant d'opposer un tel personnage au protagoniste.


Dans Le Nouvel Angyo Onshi, il y a des vilains persuadés que tout est relatif et non tout noir ou tout blanc, et un héros qui pense que les choses devraient être noires ou blanches. J’ai souhaité traiter ces idées philosophiques dans un cadre fantastique, car je pense que les lecteurs, notamment en France, apprécient beaucoup les conflits philosophiques épiques entre les personnages.


A gauche Le Nouvel Angyo Onshi dans son format manga d'origine, autrefois édité en France par Pika. A droite la version webtoon de l'oeuvre, lancée en France en avril dernier toujours chez Pika.



Le Nouvel Angyo Onshi a aussi marqué votre premier travail pour un magazine de manga japonais, le Sunday Gx des éditions Shogakukan. Si, aujourd'hui, il n'y a plus rien d'étonnant à voir des artistes coréens et plus généralement étrangers être publiés dans des magazines nippons, on imagine que c'était moins courant à l'époque. Alors, quels souvenirs gardez-vous de cette première expérience au Japon ? Et quelles différences avez-vous pu noter par rapport au travail pour des magazines coréens ?


Votre question est excellente ! Merci beaucoup. En effet à l'époque, il était extrêmement rare de voir des étrangers travailler dans l'industrie du manga au Japon. On peut dire que l'artiste Yang Kyungil et moi-même étions les premiers à être publiés dans une maison d'édition majeure au Japon. Cela représentait donc un grand défi pour nous, ainsi que pour notre éditeur.


Il y avait eu des tentatives précédentes d'étrangers pour être publiés, mais aucune n'avait rencontré de succès. Si notre œuvre a bien marché, c'est parce que nous avons tous les deux travaillé très dur, et aussi grâce aux nombreuses discussions que nous avons eues avec notre éditeur, M. Natsume de Shogakukan, au sujet de l'histoire.


Le Nouvel Angyo Onshi est basé sur des thèmes coréens, si bien que l’histoire était totalement inconnue des Japonais. Nous devions donc rendre le récit compréhensible pour un éditeur japonais. Nous nous sommes dit que si des Japonais, qui n'avaient aucune connaissance préalable, la trouvaient intéressante, alors elle pourrait aussi plaire à des gens d'autres pays, comme en France ou aux États-Unis. Nous avons donc travaillé dur pour que notre œuvre touche un public le plus large possible.


Avant la publication, on nous répétait sans cesse qu'un auteur étranger ne pourrait pas réussir dans l'industrie du manga japonais. Nous l'avons entendu de nombreuses fois, y compris lors des réunions éditoriales. Cependant, notre éditeur, notre rédacteur en chef et la société Shogakukan n'avaient aucun préjugé envers les étrangers. Leur position était claire: tant que l'œuvre était captivante, la nationalité n'avait pas d'importance.


C'est ainsi que nous avons pu avoir la conviction de créer une histoire amusante, qui plairait également à un public international. Et grâce aux efforts considérables de notre équipe éditoriale, le manga a pu voir le jour.


Lorsque nous avons appris que l'œuvre allait être publiée en France, nous avions donc l’espoir qu'elle serait aussi bien reçue qu'au Japon. Nous sommes très heureux que beaucoup de lecteurs français apprécient Le Nouvel Angyo Onshi.



D'autres mangas pour des éditeurs japonais ont ensuite aussi vu le jour, notamment Burning Hell (2008-2009) et Defense Devil (2009-2011), tous deux sortis aussi en France. Pouvez-vous nous parler de la conception de ces deux histoires ?


En ce qui concerne Burning Hell, lorsque j'ai travaillé avec Yang Kyungil sur Defense Devil, nous devions faire de Defense Devil une grande œuvre pour le magazine Shônen Sunday. Comme la période de préparation était longue, nous avons décidé de réaliser une courte histoire pour nous exercer, sur la base d’une idée spontanée.


Ce n'est pas quelque chose que nous avions planifié longtemps à l'avance ; c'était un recueil d’histoires courtes, créé à partir d'une idée soudaine que j'ai eue. Yang Kyung-il a aussi pensé qu'il serait amusant de travailler sur ce format, et c'est ainsi que Burning Hell est né.


Le Nouvel Angyo Onshi était une histoire sombre avec beaucoup de morts. Après avoir travaillé longtemps sur ce type d'œuvre, nous voulions essayer de créer une histoire lumineuse et moins difficile, quelque chose qui soit à l'opposé du Nouvel Angyo Onshi. Les caractères des personnages sont très variés. En d'autres termes, nous voulions faire quelque chose de complètement différent du Nouvel Angyo Onshi, et c'est ainsi que Defense Devil a vu le jour.




Un point commun d'un bon nombre de vos histoires, c'est qu'elles ont été mises en images par Yang Kyungil, un dessinateur véritablement virtuose. Comment vous êtes-vous rencontrés et avez-vous repéré son talent ? Comment travaillez-vous ensemble ? Et quelles sont vos relations ?


Nos relations sont toujours très bonnes. Pour Le Nouvel Angyo Onshi et Island, j’ai d'abord créé le storyboard. Ensuite, Yang Kyung-il s’est basé sur ce storyboard pour dessiner. Yang Kyung-il exprime très bien mes mises en scène du Nouvel Angyo Onshi à travers ses dessins. Je pense qu'il est capable de représenter de la manière la plus magnifique ce qu’un auteur veut exprimer.


Cependant, après avoir travaillé ensemble pendant si longtemps, nous avons décidé d'explorer des projets différents. Depuis, nous avons chacun travaillé avec d'autres auteurs sur différentes œuvres.


Yang Kyung-il et moi avons une relation fraternelle. Encore maintenant, nous nous rencontrons régulièrement pour diverses occasions et discutons de tout.



En 2010 vous fondez YLAB, studio spécialisé dans la création de webtoons, à une époque où ce format était peut-être moins présent et moins populaire internationalement qu'aujourd'hui. Alors, qu'est-ce qui vous a convaincu de vous lancer si tôt dans ce domaine ? A cette époque, aviez-vous l'instinct que le webtoon percerait beaucoup à l'international ?


C’est encore une très bonne question. La situation était similaire au contexte de publication du Nouvel Angyo Onshi au Japon. À l'époque, il n'y avait pas de studios de production de webtoons en Corée. Il n'y avait pas d'entreprise comme Marvel aux États-Unis.


Après m'être habitué à travailler avec des éditeurs et des producteurs au Japon pour créer des œuvres, j'ai réalisé qu'en Corée, il n'y avait pas d'exemples d'auteurs travaillant dans ce format, ni de système de création de telles œuvres. Pour concrétiser cela, j'ai compris qu'il fallait créer une entreprise.


C'est ainsi que j'ai fondé YLAB, et à l'époque, à ma connaissance, nous étions la première entreprise à créer des webtoons en Corée. Étant les premiers, le processus de recrutement de talents a été très difficile.


La conviction décisive qui m'a poussé à créer l'entreprise malgré ces difficultés était la certitude que les webtoons allaient connaître une croissance mondiale considérable. Si nous pouvions offrir aux auteurs un environnement systématique et favorable à l'écriture, lorsque le marché mondial se développerait, de nombreux auteurs pourraient créer des œuvres de qualité en utilisant le système que j'avais expérimenté au Japon. C’est pourquoi j’ai relevé le défi. Je suis persuadé que les webtoons vont également se développer encore davantage en France.





Pour finir, avez-vous un message à adresse à votre public français ?


Il me semble que depuis la sortie de mes premières bandes dessinées publiées, le nombre de fans en France qui apprécient mes œuvres continue d’augmenter. Je leur en suis toujours très reconnaissant. Récemment, Le Nouvel Angyo Onshi a été re-publié par Pika dans son format webtoon. C’est une œuvre qui est aimée en France depuis longtemps, et je remercie énormément les fans qui m’encouragent et aiment mon travail.


L'entreprise YLAB, que j'ai fondée, publie également divers ouvrages par différents auteurs, et j'espère que les lecteurs français liront avec enthousiasme ces œuvres.


Dernièrement, j'ai publié un nouveau projet intitulé Le Livre des Multivers, réalisé en collaboration avec l'auteur Boichi. Dans cette œuvre, j'ai inclus une scène de combat sur la tour Eiffel pour mes fans français, car j'ai toujours une profonde gratitude envers eux.


Je suis très reconnaissant d'avoir été invité à la Japan Expo, ce qui m'a permis de venir à Paris. À l'avenir, j'aimerais continuer à exprimer mon affection personnelle pour la France à travers mes œuvres.



Interview réalisée par Koiwai. Un immense merci à la traductrice Anne-Sophie Bréant, interprète lors de cette interview, pour la grande aide apportée pendant et après la rencontre ! Nous remercions également Youn Inwan pour sa gentillesse et ses réponses, ainsi que les équipes de Japan Expo pour la mise en place de cette rencontre.