Interview de Kotteri! (Veil, Chroniques des 7 Cités, Fleur du Désert)

En fin d’année 2020, un nouvel éditeur apparaissait sur le marché du manga avec, en guise de première publication, une œuvre aussi atypique que raffinée et sublime : Veil, de Kotteri!. Depuis, l’éditeur Noeve Grafx a fait beaucoup de chemin, et a toujours démontré un profond attachement pour l’autrice avec laquelle il s’est lancé, que ce soit en publiant d’autres de ses séries (Chroniques des 7 Cités depuis 2022, et Fleur du Désert qui a été lancée en juillet dernier), en offrant de bien beaux coffrets DX à Veil (même si ceux des tomes 4 et 5 sont devenus des arlésiennes), et, en guise de point d’orgue, en invitant l’artiste elle-même à Japan Expo 2022 pour sa première participation à une convention. A cette occasion, nous avons eu la chance de rencontrer la mangaka pour une interview, dont nous pouvons enfin vous proposer aujourd’hui le compte-rendu à l'occasion de la sortie cette semaine du tome 4 de Chroniques des 7 Cités. Son parcours, ses différentes œuvres, l’unicité de Veil, et même l’amour de Noeve Grafx pour cette artiste, sont autant de choses que nous avons pu aborder !



Kotteri!, merci beaucoup d’avoir accepté cette interview, c’est un honneur de vous avoir en face de nous. Une question classique pour commencer : pouvez-vous nous dire comment vous êtes arrivée dans le milieu du manga, et quel parcours vous avez suivi pour ça ?

Kotteri ! : Je n’ai jamais vraiment étudié le manga ou l’illustration, c’est un domaine dans lequel je me suis exercée seule.

Cependant, j’aimais beaucoup le magazine Shônen Jump et plusieurs artistes mangakas, et c’est ce qui m’a donné l’aspiration de devenir mangaka à mon tour.


En France, en plus de Veil on vous connaît également pour le manga Chroniques des 7 Cités, lui aussi édité par Noeve Grafx et adaptant un roman du célèbre Yoshiki Tanaka (Les héros de la Galaxie, Arslan). Les récits et univers de Yoshiki Tanaka étant très denses, avec beaucoup d'éléments politiques et stratégiques, quelle est la difficulté à adapter ses romans ?

Comme il s’agit initialement d’un roman, chaque personne va imaginer ses propres visuels dessus, alors de mon côté j’ai vraiment voulu dessiner ma propre vision de cet univers et de ses personnages.

Forcément, je me demandais en permanence si je faisais bien les choses, si ça correspondait à ce que l’auteur a voulu raconter, car je dessinais ce manga selon l’image que moi je m’en faisais. C’est sûrement ça qui a été le plus éprouvant.



Comment êtes-vous arrivée sur ce projet ? Aimiez-vous déjà ce roman à la base ?  

Avant Chroniques des 7 Cités je dessinais surtout des mangas originaux, mais un jour on m’a conseillé de lire ce roman que j’ai beaucoup aimé, et c’est ce qui m’a décidé à l’adapter en manga.

Dans le même type d’univers, Yoshiki Tanaka a aussi écrit Les Héros de la Galaxie, qui compte de nombreux volumes alors que Chroniques des 7 Cités ne comporte qu’un seul roman et est moins connu. Du coup, l’adapter en manga était également l’occasion de contribuer à faire connaître un peu plus le roman d’origine.





Au début de votre carrière, vous avez réalisé des versions manga de jeux vidéo, à savoir Shin Megami Tensei IV - Demonic Gene et Digimon Story Cyber Sleuth (tous deux inédits en France à ce jour). Quant à vos deux dernières séries en date, Dobaku no Hana et Ashita no Teki to Kyou no Akushu wo, elles sont plus orientées action. Et au milieu de ces séries il y a Veil, cette élégante tranche de vie qui apparaît vraiment à part dans votre carrière. D'où vient l'envie de faire une série de ce genre, d'abord lancée en auto-publication sur internet ?

En fait, j’aime beaucoup écrire et dessiner dans plusieurs styles, ça m’amuse ! J’aime offrir des dessins très masculins comme dans Chroniques des 7 Cités, mais à côté j’apprécie aussi de proposer des choses plus raffinées à l’image de Veil.

A la base, Veil est un pur hobby, une œuvre que j’aime dessiner pour me changer les idées en proposant un autre style.


Justement, pour rester sur l’aspect visuel, Veil a donc un trait plus fin et raffiné, avec également une importante gestion des couleurs. Y a-t-il des difficultés particulières pour apporter ce style dans l'oeuvre, alors qu'habituellement votre trait paraît plus épais et incisif ?

Quand je dessine en noir et blanc, je veux faire plein de traits et mettre des ombres partout, c’est ce que je préfère. Mais dans Veil, j’ai essayé de mettre le moins de traits possibles : il y en a moins besoin car la couleur prend le relai.

Il y a aussi une différence de techniques : dessiner en noir et blanc ou en couleur, c’est très différent pour moi. C’est pour ça que dans Veil, j’offre un trait plus fin, car trop d’épaisseur risquerait de gâcher les couleurs.


Et du coup, quels outils utilisez-vous pour dessiner et mettre en couleurs Veil ?

C’est un mix de dessin sur papier et de travail numérique. Souvent, je dessine les contours sur papier, puis je scanne le résultat, et je travaille les couleurs en numérique.




L'univers de Veil semble inspiré de l'Occident d’il y a quelques décennies, avec a priori différentes influences : peut-être un peu anglaises, peut-être un peu russes… D'où viennent vos inspirations pour cet univers ?

C’est amusant, parce que les gens ressentent tout ça différemment : il y en a qui trouvent que ça fait penser à la France, d’autres qui trouvent que c’est très anglais, etc. Personnellement, je n’ai pas décidé du lieu.

Comme je suis japonaise, pour moi la culture, le style et l’architecture d’Europe ont quelque chose d’exotique que j’aime beaucoup. J’ai voulu faire ressortir un style de l’Europe ancienne que j’adore.


Cela fait donc partie de vos passions, à la base ?

Oui, ce sont des choses qui me plaisent beaucoup. En particulier les photos d’époque, pour voir les styles vestimentaires.


Pourquoi le choix d'offrir une héroïne qui garde toujours les yeux fermés ? On a souvent le sentiment que cette captivante jeune femme sait bien mieux observer les choses et les gens en gardant les yeux fermés plutôt qu'en les voyant vraiment…

Cela représente la façon d’être de l’héroïne. Personnellement je commence souvent les récits par le visuel, et j’aime beaucoup les femmes qui ont les yeux fermés.




L'esthétisme semble vraiment primer dans la série, notamment avec les traits très fins et élégants, les cases dotées de contours tracés à la main de façon volontairement et faussement irrégulière, le découpage réfléchi pour souvent faire dans un non-dit minutieux... Comment réfléchissez-vous tous ces éléments ?

Je n’ai pas d’ordre précis à chaque fois. Je réfléchis plutôt à des petites situations qui me viennent à l’esprit.

Par exemple, si l’héroïne veut manger une pomme, est-ce qu’elle va enlever la peau elle-même ? Ou va-t-elle demander à Lui ? A partir de là ils vont parler, ça va devenir un petit instant de conversation.


La mode est également au premier plan de cette série, avec les tenues d'Elle qui sont différentes à quasiment chaque chapitre. Vous-même, quelle importance accordez-vous à la mode ?

J’aime beaucoup la mode à titre personnel, en particulier les marques de luxe dont je m’inspire beaucoup. Je suis surtout très fan de Gucci ! En particulier à l’époque de Tom Ford.


Et pour la silhouette à la fois si frêle et si élégante d'Elle, avez-vous eu des inspirations particulières, par exemple de stars ?

Non, aucune personne réelle en particulier ne m’a inspirée pour ça. De manière générale j’aime bien les femmes aux cheveux attachés, auxquelles je trouve une élégance à part.




Veil met notamment en valeur les petits instants passés ensemble par les deux personnages, des instants paraissant anodins et semblant pourtant si beaux. Vous-même, quelle importance accordez-vous aux petits moments fugaces dans votre vie ?

Merci beaucoup d’avoir souligné cela ! Nombre de scènes de Veil ont été inspirées de mes propres petites expériences personnelles, de ma vie quotidienne. Mais c’est difficile de donner une réponse précise là-dessus. Je ne sais pas si j’accorde spécialement de l’importance aux moments anodins de ma vie, mais ils font quand même partie de moi.


Dans la série, on sent qu’il y a une relation vraiment à part entre Elle et Lui. Il y a peut-être de l’amour entre eux, mais rien ne se passe. Il y a une complicité entre eux. Cela vous tenait à coeur de bâtir une relation de ce type, qui sort un peu des carcans amoureux habituels ?

Oui, je souhaitais vraiment créer entre eux deux quelque chose d’unique, qui ne rentre pas dans une boîte. On ne peut pas mettre de nom exact sur leur relation, et c’est totalement volontaire de ma part.


Pour l'édition française de Veil, Noeve Grafx a imaginé une édition particulièrement qualitative, aux petits oignons, avec coffrets DX, ex-libris... Quel regard portez-vous sur cette version française ? La série a-t-elle droit au même traitement au Japon ?

Je ne pense pas que la version japonaise puisse être pareille à celle de Noeve Grafx. La version française a une qualité vraiment supérieure et qui lui est propre.


L'édition deluxe du tome 3, sortie en janvier 2022.



Enfin, une question qui est à la fois pour vous et pour Noeve Grafx : comment avez-vous repéré Veil au Japon ? Pourquoi avoir fait le choix, auréolé de succès, de publier une œuvre aussi atypique pour votre lancement ?

Bertrand Brillois, directeur éditorial de Noeve Grafx : Je pense que ça a été un véritable coup de coeur. J’ai découvert la série par hasard, en étant en balade à Tokyo, au magasin Kinokuniya de Shinjuku. Je me suis arrêté net devant les couvertures et ai acheté Veil immédiatement pour le lire le soir-même. Ca mixe le personnel et le professionnel, car c’est Veil qui m’a décidé à me lancer dans le manga, en me disant que ça regroupait tout : le côté esthétique, le côté graphique extrêmement travaillé et épuré, une vraie maîtrise artistique. Et dans un monde où énormément de titres sont orientés action, bagarre et super-pouvoirs, il y avait ici un côté très rafraîchissant dans cette histoire d’amour pas comme les autres.

Après, je qualifie Veil d’histoire d’amour, car c’est le sentiment que j’ai eu en observant le rapprochement des deux personnages principaux. Je sais qu’il y a plein de non-dits, et qu’il y a donc toujours cette interrogation sur leur relation, mais tout ceci avait un côté charmant.

Et à l’arrivée, je me suis dit que Veil était le meilleur moyen pour moi de lancer une maison d’édition, pour être en décalage avec tout ce qui se fait sur le marché français. La concurrence nous disait que c’était suicidaire de commencer une maison d’édition sur base d’un livre atypique, à la fois artbook et tranche de vie. Mais je pense que ça représentait toutes les valeurs que l’on voulait pousser avec Noeve Grafx : du luxe, de la gentillesse, quelque chose d’exclusif, d’inédit et très connoté mode. D’où un attachement pour Veil et pour Kotteri ! qui va vraiment au-delà du support manga, et une fierté d’avoir sa présence pour notre première participation à Japan Expo. On ne pouvait pas imaginer avoir quelqu’un d’autre en guise de première invitée de Noeve Grafx.



Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Kotteri! pour sa présence et sa gentillesse, à Bertrand Brillois, à Anaïs Fourny pour sa qualité d’interprète, et au staff de Japan Expo.