, que nous avons rencontré à la dernière Japan Expo. Ce fut l'occasion de faire le point sur ses activités sur le début de l'année 2012 et sur les changements impliqués par le rachat de Soleil par le groupe
, mais aussi de revenir sur les tendances les plus importantes de l'éditeur.
Manga-News : Bonjour et merci pour cette interview. Pour commencer, comment "va" Soleil Manga sur cette première moitié de l'année 2012 ? Iker Bilbao: Soleil Manga va plutôt bien. Depuis l'acquisition par Delcourt, nous commençons à travailler différemment, et cela nous a permis dans ce premier semestre de reprendre la publication de nos titres interrompus, tout en lançant de nouvelles séries.
Nous avons eu en revanche quelques difficultés sur
Le Manifeste du Parti Communiste, que nous voulions sortir beaucoup plus tôt pour rester dans la traînée du
Capital. Nous étions dans l'attente d'une préface de Jean-Luc Mélenchon
(Le Capital ayant été préfacé par Oliver Besancenot, ndlr), mais cela n'a pas pu se faire. Je pense qu'avec ça, on aurait pu avoir un succès comparable, mais tant pis.
Plus récemment,
Ilegenes a fait des débuts assez modestes, mais il a l'air de marcher plutôt bien sur le salon, nous espérons qu'il arrivera à trouver son public.
Dans l'ensemble, nous sommes en recul sur ce début d'année mais cela correspond à nos prévisions, l'artillerie lourde débarquant justement à l'occasion de Japan Expo et pour la rentrée prochaine. Les bonnes surprises peuvent toujours arriver : je n'ai absolument aucune idée de ce que l'on peut attendre de la sortie de
La Bible, par exemple... C'est un flou total ! Bref, nous ferons un vrai bilan à la fin de l'année, mais pour l'instant nous restons confiants.
Comme vous venez de l'évoquer, votre maison d'édition a récemment été rachetée par Delcourt. Quelques mois plus tard, qu'est-ce que ça a changé dans votre manière de travailler ? Avez-vous des rapports différents avec les éditeurs japonais depuis ?
La plus grosse différence se situe au niveau du monde éditorial japonais, cela nous a permis de débloquer certains dossiers et de nous ouvrir de nouvelles portes. Nous avons ainsi pu pour la première fois rencontrer Shueisha, Square Enix,... Rien n'est fait bien sûr, mais le fait de pouvoir les contacter, de leur présenter notre catalogue et notre volonté éditoriale, c'est un grand pas en avant !
Nous sommes donc plus confiants quant au bouclage des titres bloqués jusqu'ici, la seule exception restant
+C Sword and Cornett, où nous avons fait quelques erreurs (titre trop compliqué, couvertures peu accrocheuses). Nous ne voulons pas l'abandonner, mais nous réfléchissons à repartir sur un reboot total pour lui offrir une seconde chance. Nous avons déjà expérimenté cette solution avec
Vassalord et
Monochrome Factor, mais nous savons que ce n'est pas forcément évident à accepter.
Comment ces titres en difficulté vont-ils reprendre ? Comment avez-vous planifié leur programmation sur les mois à venir ?
Au départ, nous nous fixons des limites. Pour
Dorohedoro par exemple, nous avons fixé un cap de deux tomes par an, que nous maintiendrons le mieux possible. De toute façon, si l'on se précipite, la publication japonaise sera très rapidement rattrapée. Notre base de lecteurs reste très fidèle, nous n'en perdons pas beaucoup à chaque nouvelle parution, donc nous pensons assumer ce rythme. Du côté des séries bientôt terminées, nous aurons la fin de
Yaiba en septembre,
Tie Break en octobre, et
Deus Ex Machina en 2013. Il y a des cas où nous ne pouvons plus rien, comme pour
Princess Ai du fait du dépôt de bilan de
Tokyopop,
Rampage qui a été abandonné par son auteur, ou
Larmes de Samourai. Nous espérons continuer ce dernier un jour, même s'il n'est pas dans nos priorités pour le moment (nous traitons dossiers par dossiers).
Y a-t-il une liste de séries a finir prioritairement ?
Parmi ce que nous avons débloqué, il y a la Perfect Edition de
Battle Royale qui va reprendre son cours. Le troisième tome est parti à l'impression en Chine, nous espérons le publier en octobre, tandis que le quatrième arrivera en février 2013 et le cinquième en juin 2013.
Plus généralement, les nœuds vont se défaire les uns après les autres. Cela ne suffira sans doute pas à nous refaire une réputation virginale, mais ça nous libère aussi.
A quels remaniements avez-vous procédé pour ne pas reproduire la même situation pour vos nouveaux titres ?
Eh bien, on ne fait plus de shonens ! On a bien compris que ça ne marchait pas chez nous, on apprend très vite ! Les trois quarts de nos titres interrompus en étaient, nous avons compris que c'était trop dur pour nous de s'imposer dans ce registre. Nous avons fait des tentatives dans le shonen sportif, le shonen romantique ou sentimental, rien n'est passé. Mais aujourd'hui, quand on voit l'insuccès des mangas de sport, on est un peu rassurés, cela ne vient pas que de nous...
En ce qui concerne les seinen, nous continuerons à en publier, mais en restant sur des formats très courts, comme
Mad World ou
Carnage à la Tronçonneuse en fin d'année. C'est une manière de limiter les risques. Il y a bien sûr des choses qui nous font envie, comme par exemple
Kyokotsu no Yume, la "suite" indirecte du
Coffre aux Esprits, mais nous ne nous précipitons pas. Le secteur reste quand même très difficile.
Depuis quelques années, vous avez également lancé le label Gothic. Ce genre arrive-t-il à se renouveler suffisamment, ou s'essouffle-t-il ? Quels sont les critères de sélection pour qu'un titre intègre ce label ? Le label Gothic a des frontières très floues, nous y avons intégré beaucoup de choses : du shojo fantastique, des vampires, des "oreilles de chat",... de fait, beaucoup de titres sont susceptibles d'y rentrer, et la collection peut encore perdurer longtemps !
Pour faire simple, nous y intégrons tout ce qui n'est pas mettable en shojo, trop connoté "romance lycéenne". Par exemple, je pense que
Midnight Secretary aurait eu beaucoup plus de mal à percer s'il était dans nos shojos.
Plus généralement, les séries du label Gothic se retrouvent autour d'une identité plus graphique que thématique. Des shojo érotiques comme
Beauty and the Devil ou
Midnight Devil peuvent y côtoyer des titres comme
Princess Lucia, plutôt connoté shonen pantsu,... ça fait un peu "fourre-tout", mais on y retrouve tout de même un esprit commun.
Aujourd'hui, peut-on dire que le label Gothic porte votre catalogue au même titre que le label Shojo ? Effectivement, oui. Après, il ne faut pas sous-estimer la collection
Eros, qui tourne bien et qui offre des ventes régulières, même si les démarrages ne sont pas très probants.
Justement, vous êtes l'un des derniers éditeurs à publier des mangas érotiques. Est-ce que vous poursuivez cette collection pour l'achèvement de vos licences déjà acquises, ou tenez-vous vraiment à conserver ce secteur d'activité pour la diversité de votre catalogue ?
Nous avons une démarche éditoriale qui continue d'être poursuivie, démarche que nous voulons qualitative. Nous nous sommes toujours détournés des éditeurs japonais qui nous proposaient des contenus trop hardcore, voire pédo-pornographiques. En puisant dans les catalogues de Takeshobo et Futabasha, on s'est émancipé de ces titres-là. Il existe encore de nombreux titres qui nous intéressent toujours, d'autant plus avec nos nouvelles relations : par exemple, dans le catalogue de Shueisha, il existe des titres très érotisants qui à mon sens n'ont pas leur place ailleurs que dans la collection Eros. Nous continuerons donc à faire vivre le label, sans jamais dépasser un ou deux titres par mois, et c'est d'ailleurs la même chose pour le Boy's Love,
Le Boy's Love est donc intégré dans le label ?
2011 a également marqué le lancement de la collection Classiques. Qu'est-ce qui a motivé le lancement de l'édition des mangas du collectif Variety Artworks ? L’appât du gain, évidemment ! (rires)
Plus sérieusement, on a entendu parler de
Variety Artworks pour la première fois lorsqu'il y a eu un scandale sur l'adaptation manga de
Mein Kampf. On a alors été sidéré par l'étendue de leur catalogue, jusqu'à tomber sur
Le Capital de Marx, titre qu'on a alors immédiatement voulu publier. Alors qu'on partait en voyage au Japon quelques jours plus tard, nous avons demandé un rendez-vous avec l'éditeur, qui a été immédiatement emballé par une publication française.
Nous sommes jusqu'ici très satisfaits des résultats, d'autant qu'il y a encore de nombreuses pistes à explorer, notamment tout un pan de philosophie (Kant, Descartes, Nieztsche,...). Sans compter qu'ils nous ont même proposé de réaliser des titres sur commande ! Après, notre sélection est assez rigoureuse, car s'il est tentant de tout prendre, toutes les adaptations ne se valent pas en qualité.
La version manga du Capital est devenue une référence dans certains manuels scolaires (Nathan). Est-ce un premier pas vers une accessibilité du manga au sein de notre système éducatif ? C'était effectivement un de nos objectifs ! Nous voulions tout d'abord nous ouvrir à d'autres publics. Être apparu au Grand Journal, dans C à vous, Télérama, Libération,... tant de médias qui n'avaient jamais parlé de nous, même pour notre segment BD, c'est quelque chose ! Et notre seconde cible, c'était le monde enseignant. Nous voulions leur faire accepter l'idée qu'un manga puisse avoir une utilité dans l'apprentissage, que ce soit les écoliers ou les lycéens, ce qui était d'ailleurs un des objectifs de la collection au Japon.
Le prochain titre du label n'est autre que La Bible, qui a déjà connue des adaptations manga assez inégales . En quoi celle-ci se démarque-telle ? Retrouve-t-on vraiment la patte Varietty Artworks ? Exactement, le traitement est identique. Lors de notre dernière visite au Japon, nous avons eu l'occasion de rencontrer le directeur éditorial de la collection, qui nous a expliqué leur méthodes de travail. Nous avons été très intéressés par leur manière de conserver le contenu littéraire tout en le concentrant dans un découpage pertinent. Ce travail leur demande parfois beaucoup de temps ! C'est d'ailleurs pour cela que l'
Ancien Testament est édité dans un gros volume de près de 400 pages, le récit était trop important pour qu'ils puissent se permettre des raccourcis. Il y a vraiment un souci de fidélité tant au style manga qu'à l'œuvre originale.
Et l'exercice doit encore être plus difficile avec un message religieux derrière, non ?
Le message est conservé, mais l'adaptation se tient à une neutralité de ton qu'il est nécessaire de garder. C'est d'autant plus difficile lorsqu'il s'agit de représenter des figures religieuses en version dessin. Il ne fallait pas donner au Christ un visage trop sévère ou au contraire trop angélique... c'est un exercice très complexe. C'est aussi pour tous ces efforts que nous avons choisi pour la collection une traductrice très qualifiée, Anne Malleway, qui a une très grande expérience et surtout un cursus littéraire. Pour
Le rouge et le noir ou
Les Misérables, elle connaissait ainsi parfaitement les œuvres originales. Une fois encore, c'est très important pour nous dans notre optique de s'étendre à un autre public, qui peut se révéler plus exigeant, plus critique sur ce point.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre programme pour cette fin de l'année, et sur le début de la prochaine ?
Pour la fin 2012, nous allons nous concentrer sur la sortie de deux nouvelles licences shojos :
Ange ou Démon, destiné à un public assez jeune, et
Coelacanth, qui est autrement plus mature. Nous aurons également une nouvelle salve de classiques avec
La Bible,
Confucius et
Le Prince, puis pour décembre nous aurons
Epitaph, le dernier titre d'
Aya Shouoto puis
Midnight Devil. Pour début 2013, le planning n'est pas encore fixé mais les annonces devraient tomber très bientôt. Le début d'année est propice au lancement et nous aurons encore beaucoup de nouveautés, notamment des titres originaux dans le registre shojo.
Concernant votre rythme mensuel de parution, allez-vous procéder à des changements ? Suivrez-vous la tendance qui serait plutôt à la baisse ?
Nous sortons actuellement entre huit et dix mangas par mois, et nous devrions augmenter ce rythme à l'avenir. Nos titres en difficulté vont revenir, mais il ne faut pas que cela se fasse au détriment des nouveautés, sinon notre catalogue s'en retrouverait sclérosé... L'équilibre de la programmation est souvent complexe à mettre en place. Quant à la tendance générale à la baisse, je ne suis pas convaincu. Entre les mots et les faits, il y a un gouffre, et j'attends d'observer comment le marché va évoluer.
Nous avons également choisi de travailler essentiellement sur des séries courtes, qui dépassent rarement les quatre ou cinq volumes. De ce fait, nous sommes perpétuellement en recherche de nouveaux titres, ce qui est assez intéressant. Après, c'est à double tranchant : une série comme
Romantic Obsession, je n'aurais pas été contre le fait qu'elle se poursuive sur dix volumes de plus !
Justement, l'année 2012 marque la fin de C'était Nous. Va-t-elle constituer un manque dans votre catalogue ? Pas vraiment :
C'était Nous a été un grand succès pendant longtemps, mais les ventes se sont stabilisées, d'autant plus lorsque le rythme de parution s'est espacé. Entre temps, d'autres titres ont pris le relais et ont déjà comblé le vide. Je suis en revanche plus inquiet du moment où arrivera la fin de
Kiss of Rose Princess, par exemple. Mais notre catalogue shojo se renouvelle constamment, avec la percée successive de nouveaux auteurs, comme
Saki Aikawa récemment.
Une petite question sur le prix du livre : la TVA qui a augmenté en 2012 devrait redescendre prochainement. Soleil Manga va-t-il revenir à ses tarifs précédents ? Cette augmentation a-t-elle eu un impact ?
Nous ne bougerons pas nos prix, car la hausse pratiquée en début d'année était déjà prévue avant l'annonce de la hausse de la TVA elle-même. L'augmentation n'a pas eu d'impact, ni pour nous ni pour personne, ce qui explique sans doute ce retour en arrière. La baisse va soulager les libraires, et l'absence de nouveaux changement de tarifs les fera respirer d'avantage.
Les dernières années ont été assez difficiles pour le marché du manga, pensez-vous que 2012 va redresser la barre ?
C'est conjoncturel, et tous les éditeurs ne vivent pas la crise du manga de la même manière. Le marché est en recul uniquement car il y a moins de
Naruto et de
One Piece qui sortent dans l'année. Tout le monde fait du catastrophisme ! Alors oui, ce n'est plus le jackpot comme avant, où tous les titres étaient rentables. Ce n'est plus le grand vent profitable à tous ceux qui ont des voiles, maintenant le vent est calme, il faut y aller à la rame, travailler les titres un peu plus. Et au final, je pense que c'est même plus intéressant ainsi. La situation est plus difficile, mais il y a un véritable effort éditorial à fournir, et on verra bien ce qu'on est capable de faire.
Le recul est réel, certains éditeurs s'y sont retrouvés simplement avec l'augmentation de prix, mais ce n'est pas la sinistrose non plus, comme le témoigne un évènement toujours plus populaire qu'est Japan Expo, ou l'affluence de certains sites spécialisés. Après, ce recul s'explique aussi par la baisse des ventes de mangas en grande surface du fait de la crise, mais une fois encore cela touche surtout les blockbusters. Il y a un manque de renouvellement des grosses séries, mais cela se compense par plus de licences aux ventes moyennes. Les éditeurs gagnent moins d'argent dans l'affaire, car ils investissent plus d'argent et la marge est moindre, mais il ne faut pas baisser les bras pour autant en repensant à l'âge d'or précédent.
Nous voudrions revenir avec vous sur votre déclaration dans Livre Hebdo : "Le marché français est une anomalie : on ne peut pas avoir dix éditeurs de manga alors qu'ailleurs il n'y en a quatre au maximum". Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je pense qu'au début de l'histoire des mangas en France, certaines choses n'auraient pas dû arriver.
Tonkam,
Glénat,
Pika et
Kana auraient dû museler le marché tout de suite, au lieu de ça ils ont laissé de l'espace pour que d'autres s'engouffrent. Un
Fruits Basket n'aurait jamais dû partir chez
Akata, un deal avec
Square Enix n'aurait jamais dû exister ailleurs que chez un de ces quatre-là... Dans les autres pays, tout s'est fait très rapidement. Aux États-Unis, le marché appartient à trois éditeurs,
Viz (Shueisha / Shogakukan),
Kodansha US et
Yen Press, en Allemagne c'est
Carlsen,
Tokyopop et
Kazé qui s'immisce,... tout se joue à trois ou quatre maisons d'édition et le marché est fermé. En France, la demande était pourtant suffisante pour acheter beaucoup de licences beaucoup plus tôt. D'autres maisons ont finalement émergé, les japonais ont trouvé de nouveaux collaborateurs, et voici où nous en sommes aujourd'hui.
Soleil Manga n'aurait pas existé sans ça, mais est-il vraiment normal que les
Zelda aient été publiés chez nous sans que cela n'intéresse personne avant ? Est-ce normal que
Ki-oon ait grossi aussi vite en raflant autant de blockbusters en si peu de temps ? Je ne suis pas sûr que ce serait arrivé ailleurs qu'en France.