SUMMER GHOST © 2021 by loundraw, Hirotaka Adachi(Otsuichi) © 2021 SummerGhost

uvre originale : loundraw Roman : Otsuichi

Cette histoire est une fiction. Toute ressemblance avec des personnages, des groupes ou des situations ayant réellement existé serait purement fortuite.

1 Au bout de la tige du petit feu d’artifice, une boule jaune se dessina. La poudre enveloppée dans le papier s’était consumée pour donner naissance à une gouttelette de feu brûlante suspendue. Sa couleur était plus intense et lumineuse à sa pointe qu’à son sommet. La température de la flamme avait réchauffé l’air ambiant et l’oxygène qui s’infiltrait par le bas créait un courant d’air chaud. La petite goutte de feu commença à danser, projetant bientôt de fines étincelles autour d’elle. L’espace d’une seconde, la lumière se fit plus vive. Soudain, les insectes des alentours cessèrent de chanter, laissant place au silence. La dernière fois que j’avais eu cette sensation, c’était un an plus tôt. Le temps s’étirait, effilant ainsi le fil qui le reliait à ce monde. Un miracle qui ne pouvait avoir lieu qu’ici. Aoi se tenait à côté de moi. Ryo, lui, était en face. En cercle 7

autour du petit feu d’artifice, nous le regardions crépiter. — Ça fait longtemps qu’on ne s’était pas retrouvés comme ça, tous les trois, dit Aoi. J’acquiesçai. — Oui. Je suis tellement occupé ces temps-ci. Ça n’a pas été facile de rentrer. Pardon de vous avoir fait attendre… Ryo leva les yeux au ciel. Le lever du soleil était imminent, et le ciel n’était plus noir, mais arborait à présent une teinte bleu marine. Alors, je tentai de concentrer mon esprit sur la silhouette d’une femme. Cette femme à l’existence éphémère, faible et incertaine…

2 Un an plus tôt, pendant les vacances d’été, je me tenais au bord du toit d’un immeuble et regardais en direction du sol, laissant libre cours à mon imagination. Si je me laissais tomber dans le vide, combien de secondes durerait ma chute avant que je ne m’écrase sur le sol ? On raconte que 70 % des personnes qui souhaitent se suicider font le choix de la chute libre. Dans les villes avec beaucoup de grands immeubles, leur proportion est encore plus écrasante. Il fallait seulement faire attention à n’impliquer personne dans sa chute. Dans les lieux très fréquentés, il n’était pas rare de voir des gens se jeter d’un immeuble, atterrir sur un passant et le tuer sur le coup. Mais malheureusement, la plupart des personnes qui avaient décidé de se suicider étaient dans un état second au moment de leur acte, et n’étaient 9

donc pas capables de se soucier du sort des passants. Le jour où je me suiciderai, je me demanderai quel immeuble je choisirai… Pour être sûr de mourir, mieux valait sauter d’un immeuble de plus de vingt mètres de haut… J’avais bien l’intention d’effectuer mes recherches sur les immeubles candidats dès que j’aurais un moment de libre… Je continuais de me perdre dans mes pensées quand je reçus un message. Les deux personnes que je devais rencontrer ce jour-là venaient d’arriver au point de rendez-vous. Je quittai le toit et pris l’ascenseur pour me rendre à l’étage du café où nous devions nous retrouver. À l’intérieur était diffusée une musique douce. La climatisation était allumée, et il faisait frais. Assis à une table ronde, près d’une fenêtre, un garçon et une fille qui m’avaient tout l’air de lycéens me fixaient. C’était la première fois que je les voyais, mais je les reconnus aussitôt. La fille, c’était Aoi Harukawa. Le garçon, Ryo Kobayashi. Les deux personnes avec qui je discutais par messages depuis quelques jours. Je m’approchai de leur table. — Aoi et Ryo, c’est ça ? — Oui. L’air légèrement angoissé, Aoi inclina la tête en avant pour me saluer. Elle était petite et faisait penser à un petit animal tant elle était mignonne. Ryo dit mon nom en me faisant un signe de la main. 10

— Enchanté, Tomoya. Avec son style streetwear et ses traits de visage réguliers, Ryo semblait avoir une gestuelle bien à lui. Je tirai une chaise et m’assis à leur table. Comme celle-ci était ronde, nous formions à nous trois un triangle équilatéral parfait. Après avoir commandé à manger, et afin de détendre l’atmosphère de cette première rencontre, nous eûmes d’abord quelques conversations futiles sur nos âges et nos lieux de vie respectifs. Ryo et moi avions 18 ans et étions en troisième année de lycée. Aoi, elle, avait 17 ans et était en deuxième année. Nous habitions tous à quelques stations de métro de ce café. Je pris une grande inspiration et décidai d’entrer dans le vif du sujet. Je sortis une carte de mon sac que je dépliai et étendis sur la table. — Bon ! Si on parlait de ce fameux Summer Ghost ? Aux portes de la banlieue se trouvait jadis un aéroport. Il avait été construit pendant la guerre sino-japonaise par la volonté de l’armée de terre à l’époque. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les unités de défense aérienne y avaient déployé leurs forces afin de repousser les bombardiers ennemis qui visaient la région métropolitaine. Après la guerre, l’aéroport avait servi à une compagnie aérienne 11

privée qui proposait des vols plus ou moins réguliers à destination d’îles isolées. Cependant, l’aéroport avait dû fermer quelque temps après pour des problèmes de gestion. Le terminal et la tour de contrôle avaient été démolis presque aussitôt. Il ne restait désormais plus qu’un grand terrain vague où seule la piste de décollage et d’atterrissage était restée à peu près intacte. Des rumeurs circulaient sur d’éventuels projets d’exploitation de ce terrain proposés par les membres du conseil départemental, mais depuis que j’avais atteint l’âge de raison, je n’avais jamais vu le moindre changement. Tout portait à croire que ce lieu était tombé dans l’oubli. On voyait parfois quelques groupes de jeunes pénétrer sur le terrain pour s’amuser. C’était entre ces jeunes que, quelques années plus tôt, la légende urbaine du Summer Ghost avait commencé à s’ébruiter. — On raconte que le fantôme a été vu pour la première fois il y a trois ans, en été, par un groupe de collégiens. Ils étaient entrés par effraction sur le terrain pour allumer des feux d’artifice. Tout en leur expliquant l’origine de la légende, je pointais du doigt un point sur la carte. Un espace blanc de forme carrée situé au milieu des champs et des rivières. C’était là que se situait l’aéroport abandonné. 12

— La deuxième fois, ce sont des gamins de primaire qui l’ont vu l’été suivant. Ils jouaient avec des feux d’artifice sur la piste. — Des feux d’artifice…, murmura Ryo. — Oui. Il paraît qu’en été, les feux d’artifice l’attirent. Et il y a d’autres témoignages. Une famille, une bande de jeunes en scooters, un homme qui s’était introduit seul sur le terrain… Tous sont venus l’été et ont allumé des feux d’artifice. — Si les rumeurs disent vrai, ce serait le fantôme d’une femme, c’est bien ça ? demanda Aoi. Je sortis mon carnet de dessin de mon sac, puis, au crayon, j’illustrai la suite de mes propos. Je tentai de transposer telle quelle l’image qui se dessinait dans mon esprit. — C’est une femme d’une vingtaine d’années. Cheveux longs et noirs. Elle porte une longue jupe sombre. Voilà à quoi on doit s’attendre en la voyant. Je tentais tant bien que mal de brosser un portrait rapide du Summer Ghost à partir des informations que j’avais trouvées sur Internet. Aoi regarda mon dessin, admirative, et dit : — Tu dessines drôlement bien, Tomoya. — J’étais au club d’arts plastiques au collège. À l’époque, je passais la plupart de mon temps à dessiner des bustes. En repensant à cette période de ma vie, je fus saisi d’un élan de nostalgie. 13

— Un fantôme qui a des pieds ? dit Ryo en observant mon dessin. — Apparemment, oui. Du moins, c’est ce que racontent les rumeurs du Net. Summer Ghost. Le fantôme d’une femme qui n’apparaissait qu’en été… — J’ai entendu dire que cette femme s’est suicidée. C’est vrai ? demanda Aoi. — J’en sais rien. Ça reste une rumeur, tu sais… Tu n’auras qu’à lui poser la question quand tu la verras. Après tout, si nous nous étions donné rendez-vous dans ce café, ce jour-là, c’était dans le but d’aller à la rencontre de ce fantôme. Une fois sortis du café, nous nous mîmes en route. Nous choisîmes plusieurs sortes de feux d’artifice dans un magasin du coin avant de prendre le bus. Quelque temps après s’être éloignés de la zone commerciale où se trouvait l’arrêt de bus, les immeubles que l’on pouvait apercevoir de la fenêtre se faisaient de plus en plus rares. Les terrains arides qui marquaient la frontière avec le début de la banlieue s’étendaient sous nos yeux, et les passagers étaient déjà presque tous descendus. Il ne restait à présent plus que nous et le conducteur. Lorsque nous descendîmes du bus, la banlieue s’étendait à perte 14

de vue. Nous marchions à présent sur un sentier en direction de l’ancien aéroport, carte en main. Le soleil commençait à se coucher à l’ouest, offrant au ciel une teinte légèrement rouge. Aoi s’arrêta. Ryo se retourna. — Qu’y a-t-il ? — C’est juste que… avec le recul, cette histoire de fantôme me fait un peu peur… — Tu peux rentrer, si tu veux. Moi, j’y vais. Ryo reprit la route et je le suivis. Très vite, Aoi s’empressa de nous rejoindre. Ce fameux fantôme existait-il vraiment ? Je n’en avais aucune idée. La seule chose dont j’étais certain, c’était que je voulais le voir et lui parler. J’avais des questions à lui poser. « Qu’est-ce que ça fait de mourir ? » « C’est douloureux ? » « C’est dur ? » En tant que fantôme, et ayant déjà expérimenté la mort, il serait sûrement apte à répondre à nos questions. Du haut d’une colline, on pouvait voir en contrebas un grand terrain entouré d’un grillage métallique. La piste de l’aéroport formait un long rectangle plat. Même de loin, il était facile de deviner que les lieux n’étaient plus entretenus depuis bien longtemps. À l’endroit où l’on percevait les anciens bâtiments, il ne restait plus que des fondations en béton. Partout ailleurs, la végétation était devenue reine des lieux. — C’est donc ça, l’aéroport abandonné ? 15

— On dirait bien, oui. — Par où on entre ? — Rapprochons-nous ! Le grillage métallique qui délimitait le terrain était rouillé et déformé. En le longeant, nous trouvâmes rapidement un passage pour le traverser. Un trou qui ne s’était pas créé de façon naturelle. Sa forme semblait plutôt indiquer que le grillage avait été forcé par quelqu’un. Un par un, nous nous faufilâmes à l’intérieur. Après nous être frayé un passage dans les hautes herbes, nous arrivâmes enfin sur la piste. — Ouah ! C’est incroyable ! s’écria alors Aoi, émerveillée. La piste plate s’étendait sous nos yeux à perte de vue, se confondant avec le ciel à l’horizon. Ryo posa au sol le sac rempli de feux d’artifice, et en sortit le contenu. Nous en avions acheté plusieurs sortes. — Vous pensez que le fantôme existe vraiment ? demanda Ryo. — C’est aussi possible que ce ne soit qu’une simple rumeur. Peut-être que la personne qui a raconté ça il y a trois ans cherchait juste à attirer l’attention… — Comment ça, « il y a trois ans » ? — Personne ne l’avait aperçu avant ça. Bizarrement, c’est il y a trois ans que cette histoire de Summer Ghost a commencé à se répandre. 16

Ryo posa au sol un feu à jets. Je pris mon briquet et allumai la mèche. Les étincelles qui s’élancèrent alors avaient des couleurs vives et harmonieuses. Le ciel encore clair inondé de nuances de verts et de roses nous offrait un spectacle absolument grandiose. Aoi poussa un cri d’émerveillement. L’odeur de la poudre brûlée flottait avec la fumée dans l’air ambiant. Une odeur un peu forte, mais pas désagréable. Elle me rappelait les feux d’artifice de mon enfance. La fontaine de lumière s’éteignit au bout d’une vingtaine de secondes. La poudre s’était entièrement consumée et le silence avait repris son trône. Au même moment, un sentiment de désolation me saisit. — Ryo ! Essaie celui-ci, maintenant ! Aoi, quant à elle, avait l’air de bien s’amuser. Comme si elle en avait oublié cette histoire de Summer Ghost. Elle saisit le paquet de feux d’artifice et en sortit une tige qu’elle tendit à Ryo. Le ciel était de plus en plus sombre. La chaleur perdait en intensité, et une brise de vent frais soufflait à présent sur les lieux. Les étoiles commençaient à pointer lentement le bout de leur nez. Au milieu de la piste où rien ne pouvait gâcher le paysage, nous enchaînions les feux, les uns après les autres. Des couleurs de toutes sortes éclairaient nos visages. Les déchets des feux d’artifice augmentaient, et toujours pas la moindre trace du fantôme. Nous n’avions pas 17

prévu de seau d’eau pour éteindre les feux. Nous nous contentions de rassembler les déchets à nos pieds. Ryo dit alors : — On dirait bien qu’il n’y a pas de fantômes. Ça fait un moment qu’on est là… Il vaudrait mieux rentrer, maintenant. Considérant le temps qu’il nous faudrait pour rentrer, il était vrai que nous ne pouvions pas nous éterniser. Nous avions terminé les feux à lancer et ceux qui se tenaient à bout de main. Il ne restait plus que les quelques senko hanabi 1 traditionnels inclus dans le paquet. — Il ne reste plus que ça. Je tendis une tige de papier à Aoi et à Ryo. Elles étaient multicolores et à leur extrémité, on pouvait voir le minuscule réservoir de poudre… Une tige chacun. Je passai la flamme de mon briquet dessous pour les allumer. — Ce fantôme, moi, j’y croyais… C’est ridicule, non ? En tout cas, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas autant amusé. Merci. 1. N.d.T. : Les senko hanabi sont des feux d’artifice traditionnels japonais présentés sous la forme de fines tiges de papier de soie torsadées que l’on tient en main, tête vers le bas, et qui projettent des petites étincelles. Le but étant de les faire durer le plus longtemps possible ; au Japon, les senko hanabi symbolisent la beauté éphémère de la vie. 18

Ryo n’avait pas pour habitude de montrer ses sentiments. Même un peu plus tôt, pendant qu’on s’amusait sur la piste, il ne s’était pas laissé aller à l’euphorie comme Aoi avait pu le faire. Pourtant, il avait passé un bon moment. Et c’était tant mieux. Réussir à ressentir un peu de joie avant de mourir était une bonne chose. La goutte de feu rouge vif allumée au bout de la petite tige s’allongeait de plus en plus. Toute tremblotante qu’elle était, elle se mit à crépiter en émettant un son agréable. Crr, crr, crr… Les étincelles orange qui jaillissaient de son extrémité et disparaissaient presque aussitôt faisaient penser à des aiguilles de pin. — Moi aussi, je me suis bien amusée, dit Aoi. Je ne me rappelle plus la dernière fois que je me suis arrêtée un instant de penser à mes problèmes comme maintenant. À cet instant, la flamme de sa tige se fit soudain beaucoup plus vive et émit quelques éclairs. Crr, crr, crr… — Aïe ! Aoi lâcha sa tige de la main. La flamme faiblit aussitôt. — Qu’est-ce que c’était ? — J’en sais rien…, répondis-je à la question de Ryo. 19

Les feux que nous avions achetés étaient peut-être défectueux… Un silence pesant venait de s’installer autour de nous. On n’entendait plus ni la brise du vent qui caressait l’herbe, ni le chant des oiseaux, ni les insectes. Des étincelles jaillissaient encore de la tige qu’Aoi avait lâchée des mains. Mais curieusement, elles étaient beaucoup plus lentes et toujours en l’air. Si, un peu plus tôt, elles étaient brèves et petites, elles semblaient à présent s’allonger vers le haut, comme attirées par le ciel. C’était comme si le temps avait ralenti. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Aoi, troublée. Au bout de son regard, la tige de papier qu’elle tenait quelques secondes plus tôt dans la main était à présent figée en l’air. Comme si elle était encore en train de tomber en direction du sol, sans réellement y parvenir. Tout cela était étrange. Le temps était déréglé. Presque arrêté… La flamme de la tige s’éteignit, ne laissant autour d’elle plus que quelques minuscules grains lumineux flotter. Je compris alors que ce que je pensais être de nouvelles étincelles n’était en fait que les traces restantes de celles déjà terminées. Mon cerveau avait confondu avec des étincelles les images rémanentes dessinées par le jaillissement et la division de ces points minuscules. Tout à coup, je sentis des yeux posés sur moi. Et je n’étais pas le seul. Tour à tour, Ryo et Aoi levèrent la tête pour inspecter 20

les alentours. C’était angoissant. L’air se refroidit, et l’ambiance était pesante. J’entendis un souffle derrière mon épaule. Il n’était pourtant pas censé y avoir quelqu’un d’autre que nous. Je me retournai timidement. Elle était là. Silencieuse. Une femme. Debout sur la piste fendue, proche des mauvaises herbes qui entouraient les lieux. Elle ressemblait beaucoup à la femme que j’avais dessinée dans mon carnet au café, juste avant de venir ici. C’était une jeune femme aux longs cheveux noirs. Elle avait le visage pâle, comme si son sang ne circulait plus. Elle portait des chaussures qui émergeaient de sa longue jupe sombre. Pourtant, elle semblait irréelle. Elle donnait une impression éphémère. Comme si elle pouvait disparaître à tout instant. Aoi et Ryo avaient perdu l’usage de la parole tant ils étaient surpris. Je n’étais moi-même pas beaucoup plus bavard qu’eux, mais quelque chose me dit qu’il fallait absolument lui adresser la parole. — C’est… c’est toi le Summer Ghost ? Ce nom ayant été inventé sur Internet, je n’étais pas sûr qu’elle comprenait ma question. Était-il seulement possible de discuter avec elle ? Je n’arrivais plus à réfléchir. La femme pencha la tête sur le côté en nous fixant. Je remarquai qu’elle se tenait sur la pointe des pieds. En fait, non… Elle n’était pas debout. En réalité, ses pieds se trouvaient à quelques 21

centimètres au-dessus du sol. Comme si son corps ne pesait rien. Elle flottait. Un vrai fantôme… La rumeur disait vrai. Les sites internet qui parlent ouvertement du suicide existent. En général, il s’agit de forums sur lesquels des gens qui s’intéressent au sujet échangent leurs avis. Si certains s’en servent pour confier leurs doutes, d’autres les utilisent pour trouver un moyen de mourir sans souffrance. C’était sur l’un de ces sites qu’Aoi, Ryo et moi nous étions rencontrés. Sur le site en question, je cherchais des lycéens vivant dans ma région qui pensaient sérieusement au suicide. C’était comme ça que tout avait commencé. Nous avions échangé des messages pendant un certain temps sans jamais nous rencontrer. Nos échanges m’avaient permis d’être certain qu’il s’agissait de vrais lycéens et qu’ils voulaient réellement se suicider. Aoi se faisait malmener au lycée. Elle avait déjà tenté de se confier à ses professeurs, sans succès. Sa famille ne s’intéressait pas à elle, et sa vie n’était que souffrance. Ryo, quant à lui, souffrait d’une maladie grave dont il était presque impossible de guérir. Il ne lui restait plus qu’un an à vivre. Il tenait à mettre fin à sa vie le plus vite possible, avant que la douleur ne devienne insupportable et de finir rongé par sa maladie. 22

Comparé à eux, mon problème était insignifiant. Je n’avais jamais ressenti un réel enthousiasme à l’idée de vivre. Personne ne me méprisait au lycée, et j’étais en parfaite santé. J’étais simplement fatigué de vivre. — Y a-t-il une hiérarchie entre les gens, même après la mort ? — Difficile à dire. La plupart du temps, on est seul… — Ah bon ? Tant mieux ! C’est bien plus simple comme ça. — Il n’y a pas que des avantages à la solitude. Aoi discutait avec le fantôme. Étonnamment, il semblait faire partie de ceux avec lesquels on peut avoir une conversation. La stupeur du début avait fini par passer et nous étions tous revenus à notre état normal. J’imagine qu’à notre place, n’importe qui aurait fui sur-le-champ à la simple vue du fantôme. D’ailleurs, jusqu’ici, la confusion et la peur avaient fait perdre le sang-froid à tous ceux qui l’avaient aperçu. Tous avaient quitté les lieux aussitôt. Mais voilà un moment déjà que nous nous étions préparés à cette rencontre, et nous tenions à ce qu’elle ait lieu. Le fantôme semblait étonné de ne pas nous voir partir en courant. Il fut d’autant plus déconcerté de nous voir tenter de communiquer avec lui. — Vous êtes bizarres… 23

Cette femme s’appelait Ayane Sato. Du moins, c’était le nom qu’elle portait avant de mourir. Car elle n’avait pas toujours été un fantôme. Elle avait eu une vie. Elle paraissait avoir un peu moins de 20 ans. Des cheveux noirs d’une longueur interminable, une longue jupe sombre, elle avait autour du cou une chaîne en argent à laquelle était accroché un pendentif rouge sang. La beauté de sa silhouette me rappelait un tableau que j’avais vu un jour dans un musée. Sa mélancolie et sa peau blanche accentuaient son air mystérieux. Elle pouvait flotter dans les airs ou marcher sur le sol à sa guise. Pendant qu’elle parlait avec Aoi, ses pieds étaient bien ancrés dans le sol. — Tu t’intéresses à ce qu’il y a après la mort, Aoi ? — Oui. De toute façon, l’école, c’est nul. Tout ce qu’il y a dans ce monde est pourri. Alors, je me tâte de mourir. — Je vois. Mais tu sais, je ne peux pas vraiment vous dire à quoi ressemble le monde d’après. Je ne le connais pas. — Mais tu y vis, pourtant, non ? demandai-je alors que je me tenais un peu à l’écart. « Après tout, que signifiait le monde d’après ? » pensai-je aussitôt en posant ma question. Ryo devait s’être posé la même question, car l’instant d’après 24

nos regards se croisèrent et il rentra la tête dans ses épaules. — Après ma mort, je n’ai fait qu’errer dans les alentours. Je n’ai jamais rencontré d’autres morts. Ils doivent certainement être dans un monde similaire à celui-ci. Sur ces mots, elle leva les yeux en direction du ciel nocturne. — Que se passe-t-il avec ces feux d’artifice ? demanda Ryo en regardant les trois tiges figées à quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol. Au moment où Ayane était apparue, Ryo et moi avions automatiquement lâché nos tiges de nos mains, mais elles s’étaient arrêtées dans leur chute pour rester figées en l’air. — Le temps s’est arrêté. Je crois… L’herbe autour de nous ne bougeait plus sous les caresses du vent, et les insectes volants étaient aussi immobiles que dans un tableau. — Comment c’est possible ? — Je pense que notre esprit est arrivé aux limites de sa perception. Donc, on a l’impression que le temps s’est arrêté. Cela n’expliquait pas pourquoi nos corps pouvaient toujours bouger. Si le temps s’était réellement arrêté, la lumière que notre rétine était censée capter se serait interrompue elle aussi, et nous ne verrions 25

rien. Nos vêtements seraient figés dans l’espace et nous ne pourrions pas bouger. Pourtant, pour nous, rien n’avait changé. Nous étions peut-être sortis de l’espace physique ordinaire… — De toute façon, ça ne sert à rien de se torturer l’esprit, dit Ryo en poussant un long soupir. Je repris mes esprits quand Aoi nous lança : — Eh ! Vous deux ! Venez participer à la discussion ! C’est l’occasion ! Vous devez bien avoir des questions à poser à Ayane ! — Moi ça va, répondit Ryo. Voir qu’elle existe me suffit largement. J’entendis alors ce qu’Aoi chuchota à l’oreille d’Ayane. — Ryo a une maladie grave. Il ne lui reste plus longtemps à vivre. — Je t’interdis de divulguer ma vie privée comme ça. Malgré ce qu’il venait de dire, Ryo n’était pas vraiment énervé. Je le voyais à son attitude. Au contraire. Depuis qu’Ayane était apparue, il semblait même plutôt de bonne humeur, comme si quelque chose de bien lui était arrivé. Réaliser que les fantômes existaient devait avoir réduit considérablement sa peur de la mort. Constater qu’Ayane Sato n’avait pas disparu après sa mort et qu’elle continuait d’exister sous une autre forme lui avait sûrement apporté beaucoup de 26

réconfort. Nous étions tous intrigués par le suicide. Et nous avions tous peur de mourir. L’idée de disparaître était effrayante. C’était pour cette raison que nous voulions rencontrer un fantôme. Nous voulions entendre l’avis de quelqu’un qui avait expérimenté la mort afin de choisir le meilleur moyen de mettre fin à nos jours. Comme Ryo n’avait apparemment aucune question à poser, je levai la main et demandai au fantôme : — Quelque chose a changé depuis ton décès comparé à ta vie d’avant ? Ayane me fixait. Ses yeux étaient noirs, mais très beaux. Un peu comme on pouvait trouver belle l’obscurité de la nuit. — Beaucoup de choses ont changé, oui. Par exemple, je n’ai plus d’impôts à payer. — Je ne parle pas de ça… Je veux savoir comment les morts perçoivent le monde. — On ne te dit jamais que tu es trop sérieux ? me demanda Ayane en croisant les bras l’air contrarié. Aoi, les mains sur les hanches, me lança alors : — Tomoya ! C’est pas comme ça qu’on parle aux filles ! On me reprochait apparemment d’avoir mal réagi à la blague d’Ayane. — Pardon, je m’excuse. 27

— Tu n’as pas l’air sincère. Tu ne t’excuses pas juste pour nous faire plaisir, si ? J’étais démasqué. J’en avais conscience. J’avais passé ma vie à analyser les réactions attendues de la part des autres pour y répondre correctement… — Laissez-moi reformuler ma question. Une fois qu’on est mort, la vie est-elle moins pénible ? La rumeur disait que le Summer Ghost était mort en se suicidant. Si Ayane s’était suicidée, c’était sûrement pour une raison. La mort était-elle la solution à tous nos problèmes ? La réponse à cette question semblait intéresser Ryo et Aoi. Nous nous taisions à présent tous les trois. — J’imagine que ça dépend pour qui. Nous sommes tous différents. Pour moi, en tout cas… Elle s’interrompit et baissa légèrement les yeux. Elle était certainement en train de se remémorer sa vie. — Peu importe. Ce n’est pas intéressant. À cet instant, une lumière orange éclaira le coin de mon champ de vision. Des tiges des petits feux figées en l’air s’élancèrent des étincelles. Ces grains de lumières se divisèrent et se propagèrent, dessinant ainsi des petites épines de pins dans l’espace. D’abord très lentement, puis de plus en plus vite. D’après Ayane, le temps reprenait son cours. 28

— Le monde des vivants et le monde des morts tentent de retrouver un lien cohérent. Je vais devoir vous laisser. — C’est déjà fini ? Aoi voulait que cet instant dure plus longtemps. Ayane nous fit un geste de la main en souriant. — Je suis contente de vous avoir connus, tous les trois. Au revoir. Que les dieux veillent sur vous. Je restai perplexe tandis qu’Aoi, à côté de moi, salua à son tour Ayane de la main. — Que les dieux veillent sur toi, Ayane ! Le vent se mit à souffler, et l’herbe à danser. Les insectes volants poursuivirent leur envol, et les tiges de nos feux d’artifice atterrirent au sol pour s’éteindre définitivement. Nous n’étions à nouveau plus que trois et restions un moment immobiles et silencieux.

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