La petite princesse et la forêt enchantée Tsubaki Tokino Illustrations : Takashi Konno Traduction : Aurélien Piovan
7 Le début du commencement Je suis une princesse sans royaume. Mon père et ma mère sont morts. Je ne les ai pas vus périr, mais je le sais à cause du trou béant qui s’est ouvert dans mon cœur. Il me murmure que je suis toute seule désormais. Il y avait beaucoup de chevaliers, pourtant ils ont tous disparu, mis à part deux. Le premier est le capitaine Rob. En réalité, il s’appelle Robert, mais tout le monde le surnomme ainsi, que ce soit moi, ou les autres… Du moins, c’était le cas. Depuis que je suis bébé, il a toujours été là. Il est gentil, fort, grand, je l’adore. Le second, euh… C’est quoi son nom, déjà ? — Alors, Gideon ? Tu vois l’ennemi ? demande Rob. — Ça se présente mal. Ils se rapprochent, lui répond l’autre homme. Ah oui, Gideon. On l’appelle « Gideon l’Épineux ». C’est un vieux monsieur direct et rustre, au regard mauvais et à la barbe broussailleuse. Des chaussures noires, un pantalon noir, une chemise noire, une tunique noire, des gants noirs, un chapeau noir, une cape noire… Tous ses habits sont noirs. Même ses cheveux et sa barbe sont tachetés de noir.
8 Le début du commencement Si seulement ses yeux pouvaient l’être aussi… Je n’aime pas ses yeux. Ils n’ont presque aucune couleur. Ils sont gris cendre ? Bleu acier ? Si je les voyais un peu plus bleu clair, peut-être que je les apprécierais. — Ah, non, princesse ! Arrêtez de trépigner ainsi ! Son mot préféré, c’est « non ». Honnêtement, je ne l’aime pas. Je fais la moue et j’obéis en silence. Si le capitaine Rob ne m’avait pas caressé la tête, je lui aurais marché dessus ! Si je veux le taper, c’est l’occasion rêvée. Depuis tout à l’heure, Gideon l’Épineux est couché par terre, l’oreille collée au sol et les yeux fermés. ’est-ce qu’il fiche ? Alors que je l’observe, il rouvre les yeux. Ah, il regarde vers moi, pensé-je. Vraiment, je n’aime pas ses yeux gris. Et sans doute qu’il ne m’aime pas non plus. Voilà, il a aussitôt détourné le regard. Il se relève lentement et époussee la terre sur ses vêtements. Ça sent fort. Enfin, c’est logique. Contrairement aux jardins du château, ici la terre est tout humide. C’est une odeur lourde, avec une combinaison de plusieurs autres éléments. Celle de l’eau boueuse, de l’herbe… elle floe et vient me chatouiller le fond du nez. C’est une senteur que je ne connais pas. On est au beau milieu d’une plaine, et c’est la première fois de ma vie que je m’éloigne autant du château. — C’est le moment, Rob. C’est là que nos chemins se séparent, affirme Gideon. — Pour quelle raison ? lui demande Robert. Ah, lui aussi s’en va. Comme les autres chevaliers. Les environs sont tout plats et il n’y a rien aux alentours. Parfois, on aperçoit les branches d’un arbre complètement sec. En dehors de ça, il n’y a que de l’herbe flétrie, de la terre et des cailloux. Je suis sûre qu’on nous voit de loin. Il faut dire qu’on ressort comme le nez au milieu de la figure. Deux adultes, deux gros chevaux, et puis moi.
9 On aura beau s’accroupir, on ne ressemblera ni à de l’herbe, ni à des arbres, ni à des pierres. Il y a juste une chose, la Forêt Noire qui s’étend à la frontière entre la plaine rêche et le ciel recouvert de nuages gris. C’est un endroit où on ne doit jamais aller, un lieu où se rencontrent notre monde et celui des esprits. Celui qui me l’a appris n’est plus de ce monde. Heureusement que le capitaine Rob reste avec moi, ça me soulage un peu. — La pluie va tomber, avertit Gideon. — On dirait bien. — Ce sera une vraie drache. Leur champ de vision sera réduit. Profites-en pour emmener la princesse. — Et toi ? — Tu sais bien, sourit-il. Sa bouche en forme de croissant de lune affiche de belles dents blanches. Voilà, il fait peur. — Je vais aller les intercepter. Le capitaine Rob dévisage Gideon. Il fait ça à chaque fois. Peut-être pour se souvenir d’eux avant d’être séparés ? Maman avait eu le même regard envers moi. — Non, c’est mon rôle, s’oppose Robert. — Hein ? Non, aends. Rob… Robert… ! Gideon se fige. Moi non plus, je ne bouge plus. oi ? ’est-ce qu’il a dit ? Le capitaine Rob veut s’en aller ? C’est pas vrai, j’ai dû mal entendre. Même Gideon ne comprend pas. Il cligne des yeux à plusieurs reprises, pose sa main sur son front, et baisse la tête, avant de la relever subitement. — ’est-ce que tu racontes… ? le reprend Gideon. — Je reste derrière. Gideon orn, toi, pars avec la princesse, lui ordonne-t-il. C’est pas vrai ‼! — Arrête tes bêtises. C’est clairement à mon tour de connaître une mort glorieuse. T’es à côté de la plaque, Robert. Le capitaine ne dit rien. Il sourit de manière si éblouissante que j’ai l’impression que je vais m’effondrer.
10 Le début du commencement — C’est à toi d’emmener la princesse ! crie Gideon. Il fait non de la tête. On ne peut plus fuir. Sa large main vient se poser sur l’épaule de Gideon. C’est la réalité. — Tu es celui qui a le plus de volonté pour survivre. Transmets à la princesse cee ténacité. C’est mon dernier souhait, lui confie Robert. — …’est-ce que tu veux que je réponde à ça ⁈ — Désolé. Ce qui se passe ensuite ressemble à un rêve. Un songe triste que je préférerais oublier. Je sens la chaleur des bras du capitaine lorsqu’il m’étreint. — Princesse. Gideon est le chevalier en lequel j’ai le plus confiance. Je suis sûr qu’il vous protégera coûte que coûte. — Ne partez pas… N’y allez pas, Rob…, gémis-je. — C’est l’heure des adieux, princesse. Je prie pour que vous grandissiez en bonne santé. Non. Je veux pas. Je veux pas qu’on se dise au revoir. Mais je reste la princesse. Faisant partie de la famille royale, je le laisse partir en hochant la tête. Je ne peux faire que ça. — Je prie pour votre bonne fortune au combat, chevalier Robert, dis-je solennellement. — Vous me faites honneur. Il prend alors ma main et l’embrasse du bout des lèvres. — Au revoir, Gideon. Si le destin le veut, nos routes se recroiseront. — Ne meurs pas, Robert. Ils se tapent fraternellement l’épaule, puis il enfourche son cheval et s’en va. Non… J’ai envie de pleurer. — Par ici, princesse…
11 — Ah ! Des mains rêches dans des gants noirs me soulèvent. C’est pas comme ça qu’on enserre quelqu’un ! Il me dépose tel un sac à patates sur la grande selle. Elle est solide et douce, mais sans aucune décoration. — Agrippez-vous fermement. Ne vous en faites pas, c’est un cheval tranquille. Bien plus que moi, en tout cas. C’est vrai qu’il est docile. Il ne remue même pas lorsqu’on me met sur son dos. Il a un corps aussi grand qu’un rocher, des jambes aussi grosses que des bûches, sa robe d’un jaune sombre ressemble à un bouton d’or, ses poils sont brossés, tandis que ses sabots et sa selle sont bien entretenus. S’il passait un dixième du temps qu’il dédie à son cheval sur lui-même, il serait bien plus présentable. Soudain, un corps lourd monte derrière moi. Il déploie sa cape noire telles des ailes pour me recouvrir. Ça m’énerve de l’admere, mais ça me tient chaud. — En route, princesse. — and il vous plaira, Gideon l’Épineux. Le cheval jaune hennit, s’ébranle et commence à galoper dans la direction opposée à celle du capitaine Rob. Je ressens un vent froid, mais il n’est pas sec. J’entends le bruit d’une vague qui s’approche, comme le son de petits animaux qui accourent en hordes. Puis une goue me tombe sur le visage. L’averse redouble d’intensité, et un rideau humide nous recouvre. — La pluie… Elle est venue… — Oui. ※ Devant eux se dresse la Forêt Noire. Le cheval progresse, alors que le son régulier de ses sabots grave la terrible réalité dans le cœur de la petite princesse.
12 Le début du commencement Le pays de Reverfeat s’est effondré en une nuit. En se retournant, ils ne verraient que les drapeaux ennemis danser au-dessus du château, arborant l’emblème de Siegfried, le cousin du roi pétri d’ambitions. Des corbeaux volent dans le ciel, se réjouissant de pouvoir picorer la chair à profusion. Poursuivis, la princesse et le chevalier n’ont plus d’autre choix que d’avancer, en direction de la forêt où habitent les monstres et les bêtes, lieu où se rencontrent ce monde et celui des esprits. Ce jour-là, Gideon l’Épineux est devenu le dernier chevalier de la princesse Lala Lilia.
13 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon Mon souffle est blanc, ma fidèle coe de mailles est lourde, et mon bouclier est pesant. Je les ai depuis si longtemps qu’ils sont pour ainsi dire devenus une partie de moi. Jusqu’à présent, je n’avais jamais ressenti leur poids. Je fatigue. Ça me fait mal de l’admere, mais c’est probablement à cause de l’âge, voire de la pluie ou bien… Parce que j’ai laissé partir Rob ? Les goues d’eau tombant sans discontinuer roulent sur la surface de ma cape telles des billes. Elles dévalent la laine grasse, pratiquement imperméable. Toutefois, ce n’est pas le cas des vêtements de la princesse. Ils sont de grande facture, avec un tissu et une finition hors pair ; seulement, ils n’ont pas été pensés pour déambuler à travers la plaine ou la forêt. La pluie ne s’arrête toujours pas et un brouillard blanc nous entoure
14 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon complètement, ne laissant pas même entrevoir les oreilles de mon cheval. Il s’est levé alors que nous pénétrions dans la forêt, le cheval, moi et la petite princesse impertinente. C’est un brouillard étrange, comme s’il exhalait directement de la forêt et de ses arbres. Cela a désorienté nos poursuivants, nous permeant de les semer. Finalement, ils ont fui la queue entre les jambes. Bénie soit la pingrerie du Seigneur Ambition, Siegfried ! Leur récompense ne devait pas être assez élevée pour qu’ils surmontent leur peur de la forêt. Eh oui, voilà ce qui arrive quand on engage des mercenaires. Ils se démènent uniquement si leur rétribution est à la hauteur. Ils n’ont eu aucun problème à tuer sur le champ de bataille, mais visiblement, l’inconnu les a effrayés. — Gideon. La princesse sort la tête de ma cape. Elle tient ses cheveux roux et soyeux de sa mère, tandis que ses yeux du vert translucide des jeunes feuilles sont un héritage de son père. Des taches de rousseur clairsèment son nez et son visage joufflu. Si elle souriait, elle serait adorable ; malheureusement, je n’ai jamais vu son sourire. En tout cas, jusqu’à présent. Le corps de cee petite est incroyablement doux et délicat. À quand remonte la dernière fois où j’ai été en contact direct avec un être aussi frêle ? — On est… dans la forêt ? — Oui. Je suis secrètement soulagé. Honnêtement, je suis plus que surpris, car je m’aendais à ce qu’elle me demande ce qu’il est arrivé au capitaine Rob. En un sens, c’est la pire des questions à poser. Mon cœur se serrerait rien que de l’entendre ou de devoir y répondre. — Vous êtes aentive. — Il y a plein de bruits autour de nous. Je vois. En pénétrant dans la forêt, la clameur de la pluie s’est éloignée. Les branches et les feuilles intriquées dispersent les goues ; cependant, elles filtrent malgré tout. Cee eau glaciale tombe en consumant peu à peu notre chaleur, et une jeune enfant se refroidit plus vite. Le brouillard ne s’étant pas encore dissipé,
15 et mon cheval n’arrêtant pas de hennir avec nervosité, je finis par me résoudre à retirer ma cape. — Couvrez-vous avec ça. — Euh, quoi ? — Ne bougez pas. Agrippez-vous bien. Je laisse la princesse sur le cheval et en descends. — Là, là, Bouton d’Or, tout va bien. C’est juste le brouillard qui s’épaissit un peu. Avançons doucement. — Alors, il s’appelle bien Bouton d’Or, note la princesse. — Hein ? — Non, rien. Je saisis les rênes et marche en tête. On ignore ce que la forêt peut nous réserver. Alors qu’on pense suivre le chemin, on se retrouve soudain englouti par un étang ou un marais. Il n’y a pas de quoi rire. Il arrive fréquemment qu’un cavalier et sa monture tombent de concert. Je poursuis avec prudence en guidant Bouton d’Or. Les yeux d’un homme sont plus proches du sol que ceux d’un cheval. La princesse a accepté ma cape sans rien dire et reste immobile sur la selle. De loin, on pourrait la prendre pour un bagage… et ce serait pour le mieux. Je tâtonne en repoussant les branches et avance en suivant un sentier clairsemé. J’ignore ce qui est passé par là, que ce soit une personne, une bête ou autre chose, mais l’herbe et la terre ont été piétinées au point que je peux progresser facilement. — Oh ! On a de la chance. L’une des branches que j’écarte a de petits fruits violet foncé. En focalisant mon aention, j’en repère des grappes çà et là. J’en prends une poignée et les tends à la princesse. — Tenez. Elles sont comestibles. J’en prends moi-même trois en bouche et mâche la bénédiction que nous offre cee délicieuse forêt. — Cela dissipera la fatigue…
16 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon — Des mûres ! On en trouve aussi dans la forêt ? — Elles sont de la forêt. — On en a pourtant dans les jardins du château. — Elles viennent d’ici. — Je ne comprends pas… Oh, misère. Voilà que ses lèvres forment une grimace. C’est moi qui ne vous comprends pas, princesse. e diable a pu vous mere de mauvaise humeur ? — Les arbres qui poussent dans les jardins du château se trouvaient à l’origine dans cee forêt. — Comment sont-ils arrivés là-bas ? — Les petits oiseaux ont mangé leurs fruits, puis ils ont fait tomber leurs graines en volant au-dessus du château. — Comment ça ? Ma gorge fait un bruit étrange et mes lèvres me chatouillent. Visiblement, je suis en train de rire. i aurait cru ça possible dans cee situation ? — Eh bien… Je ne peux pas vous le dire… — Ne vous fichez pas de moi. La princesse affiche une mine boudeuse, mais engloutit tout de même les fruits. Aussitôt, elle ferme fort ses yeux et contracte ses lèvres en relevant les épaules. — C’est aigre ! — C’est parce qu’elles poussent dans la forêt. — Mais elles sont bonnes. — Tant mieux. — On n’en donne pas à Bouton d’Or ? — Non, il se nourrit tout seul. Principalement de feuilles. J’engloutis le dernier fruit dans ma main, alors que la princesse me dévisage. — ’y a-t-il ? — Vous avez la bouche toute violee.
17 — Ah ! C’est ce qui arrive quand on mange des mûres crues. Je m’essuie rapidement les lèvres avec le dos de ma main. Des gants noirs se révèlent bien pratiques dans ces moments-là. On ne remarque pas quand ils sont sales. — Ah ! Elle semble avoir réalisé. Elle regarde ses doigts. ’est-ce qu’elle va faire, maintenant ? Tiens, elle recueille de l’eau de pluie dans ses mains… et se froe la bouche avec. C’est une petite intelligente. Elle répète l’opération plusieurs fois. Elle réfléchit un instant puis ajuste ma cape. Ne vous essuyez pas dessus, princesse… Elle fait semblant de se remere bien droite. J’imagine qu’elle ne veut pas salir ses vêtements. Enfin, je la comprends, c’est une fille. J’admire le fait qu’elle ne se soit pas essuyée sur le cheval ou sa selle. — Bien, allons-y, dis-je. — and vous voulez. Je marche à nouveau en tête en guidant Bouton d’Or. C’est alors qu’une petite épine remonte à travers mon armure pour se planter dans mon nez. Ah, c’est vrai. C’est une épine impalpable. Je n’ai même pas eu le temps de prendre le moindre mouchoir. — Atchoum ! Ce minuscule éternuement me fait frissonner. Dépêchons de trouver un lieu pour nous préserver de la pluie avant la tombée du jour et tant que cee petite princesse impertinente est toujours d’humeur à bavarder. Heureusement, je repère rapidement un endroit où nous abriter. Un arbre immense qui émerge soudain dans le brouillard. Plus on s’approche, plus il paraît grand. Non seulement lui, mais aussi l’herbe, les plantes, ou les champignons qui poussent dans son ombre et qui sont une ou deux fois plus gros que la normale.
18 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon Est-ce que c’est nous qui avons rétréci ? Ce n’est pas complètement impossible. Nous sommes dans la Forêt Noire. Le bon sens humain et la logique ne sont pas souverains ici. Ah… c’est le point de vue d’un enfant. Me voilà à leur taille. Étrangement, mon cœur s’emballe et je n’arrive pas à me calmer. Seulement, si je panique, la princesse aura peur. C’est pourquoi j’enfouis mon angoisse et m’approche des racines du grand arbre. Comme je le pensais, la pluie a faibli. el arbre énorme. On aurait de quoi faire une cabane en bois directement dans son tronc. Au sol, ses racines entortillées sont couvertes de mousse. On les prendrait pour de gros serpents. C’est un de ces fameux arbres millénaires ? Je ne peux pas dire son âge avec certitude, mais j’ai déjà entendu parler de ces arbres ayant vécu des centaines d’années. On dit que la zone environnante regorge de vie, et que les arbres, les plantes ou encore les êtres vivants y sont très bien portants. Effectivement, il fait chaud ici. Et en même temps, je sens une atmosphère solennelle. Comme dans une cathédrale ou un cimetière. Je n’en vois aucune, pourtant je suis sûr que bien des créatures reçoivent les faveurs de cet arbre millénaire. Est-ce que nous serons acceptés nous aussi ? Je tends ma main pour toucher son tronc. Ah ! C’est alors que je le ressens intensément… le danger. Bon sang. Rester ici est périlleux. Une chose funeste rode tout près de nous. Ce sont les poursuivants envoyés par le Seigneur Ambition ? Non, ils sont risibles en comparaison. C’est un être capable de nous faire disparaître d’un souffle. Tous mes pores se contractent. Ma peau se tend. C’est pas vrai. Il est là. Il arrive. Mon plus grand ennemi, mon ennemi mortel… ! elque chose s’étend dans un claquement. C’est le même bruit qu’une tente baue par le vent, mais en dix fois, cent fois plus lourd et imposant. i plus est, c’est un bruit vivant.
19 Immobile au pied de l’arbre millénaire, il bloque la pluie et la lumière. L’origine de ce son ne laisse aucun doute. C’est celui d’un dragon déployant ses ailes… Je me saisis immédiatement du bouclier sur mon dos pour me poster devant la princesse et mon cheval. — Tiens. Une voix grave se fait entendre dans un souffle de vapeur. Elle résonne en moi comme le ferait la cloche d’une église. Devant mes yeux se tient un dragon. La chance n’est pas avec nous. On se retrouve dans la forêt au crépuscule, la pluie tombe, le brouillard s’est levé, et en prime on croise la route d’un dragon. La fortune ne nous sourit clairement pas. Son corps est protégé par de solides écailles d’un éclat rubis. Sa taille dépasse de deux, voire trois fois celle de mon cheval. Ses griffes pourraient facilement trancher du fer, et un seul coup de sa longue queue pourrait briser un roc. C’est une sacrée créature. Il doit avoir plus de deux cents ans. Des goues de pluie ruissellent des feuillages de l’arbre millénaire. Au contact de ses écailles rouges, elles crépitent et s’évaporent en fumée blanche. Voilà le genre d’être dont il s’agit. ’est-ce qu’on peut faire ? J’aurais une chance de gagner si j’étais seul. Je pourrais triompher ou fuir pour survivre en étant seul. J’ai surmonté des situations bien plus périlleuses à de nombreuses reprises, mais là, c’est différent. J’ai une personne à défendre, une vie à préserver. — e comptes-tu faire, chevalier ? me demande le dragon. elle ironie. J’ai révélé mon statut en me protégeant immédiatement avec mon bouclier…el idiot ! — Je souhaite m’en aller pacifiquement…, dis-je calmement non sans appréhension. — Je ne te crois pas. Au centre de ses yeux dorés, ses pupilles fines comme des aiguilles se dilatent.
20 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon Il est sur ses gardes. Une lumière rouge le parcourt à la manière de vaguelees, et la vapeur que dégage son corps s’amplifie. — Évidemment… Les chevaliers et les dragons sont des ennemis naturels. Lorsqu’ils se croisent, ils sont destinés à se bare jusqu’à la mort. Je ne sais pas qui en a décidé ainsi, mais c’est comme ça. Alors, c’est fini. D’un clappement, j’empoigne mon épée. Désolé, Robert. Je ne pourrai pas respecter ma promesse… Cependant, je parviendrai au moins à protéger la princesse ! — Gideon. C’est alors qu’elle remue sur le dos de mon cheval. — Gideon, j’ai froid. — Non, princesse, ne bougez pas ! — Princesse ? Ah ! Le dragon tend la tête pour regarder derrière moi. C’est pas vrai ! Je brandis mon bouclier et fais un pas en arrière, mais…⁈ Contrairement à mes directives, ce petit être se faufile entre mes jambes. — C’est toujours « non » avec vous. — Princeeeeeesse ! — Hop là. La jeune princesse se relève et fixe le dragon, avant de prendre un air interloqué. — Oh, la jolie vache, marmonne-t-elle. Une vache. Une vache… ? L’hostilité prégnante se dissipe aussitôt. — C’est une vache ? Elle l’a sans doute associé à la créature la plus semblable qu’elle ait vue dans sa vie. Un animal grand, avec des cornes et au long museau. Elle a profité de ce court instant de réflexion ! Ah, que l’ignorance est belle.
21 Elle se rapproche tranquillement et tend sa petite main pour toucher ce ventre recouvert d’écailles ! — C’est rouge et tout doux. Doux ? Abasourdi, j’écarquille les yeux et marque un temps d’arrêt. Hou-la, doucement, une petite minute ! Ces écailles acérées il y a encore un instant sont devenues toutes lisses et arrondies. — Tu es une très jolie vache. — J’apprécie le compliment, petite demoiselle, mais je ne suis pas une vache. Apparemment, mon opposant a également perdu toute envie de combare. La princesse s’étale de tout son long et froe ses joues contre son corps. — C’est chaud… — C’est parce qu’un feu primordial circule en moi. C’est vrai que les dragons aiment les jeunes filles. Je n’y avais absolument pas songé. — Euh, en fait… Ses yeux dorés me dévisagent. — Même si je suis un chevalier, je n’ai plus de patrie. Je ne vis plus que pour protéger la princesse. — Je vois. Alors, nos objectifs concordent… ou du moins, il est possible que nous nous entendions. Regardez comme cet intellectuel se donne des airs ! — Je suppose qu’on peut dire ça. Enfin, c’est toujours bien mieux qu’un dragon au sang chaud. J’abaisse mon bouclier et relâche la garde de mon épée. — Je me nomme Gideon orn. Je te propose une trêve. — J’accepte, chevalier Gideon. Le dragon rouge plisse les yeux pour regarder la princesse, puis incline son aile pour arrêter la pluie, de sorte qu’elle ne soit pas mouillée et finisse frigorifiée. — Pour la princesse, proclame le dragon.
22 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon — Pour la princesse, dis-je solennellement. Ses ailes bloquent la pluie, et la mousse est étonnamment chaude. La petite commence à s’assoupir immédiatement. Enveloppée de ma cape noire, elle s’adosse contre le corps de la créature. Elle devait être exténuée… Moi aussi, j’approche de mes limites. Aussitôt que je la vois s’endormir, la conscience me quie. ※ Une lueur blanche et sèche. C’est la lumière du matin qui m’éblouit à travers mes paupières. Je les ouvre légèrement et tapote près de moi. Mes doigts touchent un tissu épais au sol. — Princesse ! Je me réveille et me lève. J’émerge en un instant. — Princesse, où êtes-vous ⁈ Je crie. — Princesse ! J’obtiens pour seule réponse le brouhaha de la forêt ainsi qu’une nuée d’oiseaux s’envolant, effrayés. — Allons, chevalier, baisse d’un ton. — La princesse a disparu ! — oi ? Le dragon se lève. Son corps est massif, mais ses mouvements lestes. Je suis heureux de ne pas avoir eu à l’affronter hier. Néanmoins, il y a plus important ! — Comment as-tu pu ne pas t’en apercevoir ? C’est ton rôle de la protéger ! m’admoneste le dragon. — Je dormais… J’ai sommeillé comme une souche. C’est moche de vieillir. — Et toi alors ? — Je dormais…
23 — T’es mal placé pour me réprimander. Dire que vous étiez collés l’un à l’autre. — Cee petite demoiselle est si légère… Je ne me suis pas aperçu qu’elle était partie. — Ah, bien sûr… En panique, le chevalier et le dragon se disputent de bon matin. Jugeant qu’il n’y a rien à craindre, les oiseaux qui s’étaient envolés reviennent. — Il faut la retrouver. — Je n’ai rien à y redire. J’enfile ma cape et remets mon chapeau. Je place mon bouclier dans mon dos et mon épée à ma ceinture. Puisque j’étais déjà habillé, je suis prêt rapidement. — Mais ne me suis pas, l’avertis-je. — Pourquoi cela ? — Tu es trop gros. — Pardon ⁈ s’exclame le dragon. C’est bien un intellectuel. Il me regarde avec hostilité, toutefois il ne semble pas vouloir m’aaquer. Cela dit, il ne me le pardonnera pas. La preuve est que ses écailles se sont raidies. Moins que lorsqu’on s’est rencontrés hier, mais on ne peut pas franchement dire que leur surface soit lisse. — Si tu déambules avec ta carrure, tu vas effacer les traces de la princesse. Tu comprends ? — Hum, tu marques un point. Le dragon remue. Mon bras me démange et mon instinct me hurle de dégainer mon épée et de brandir mon bouclier. Du calme, retiens-toi. Il n’a aucune intention de m’aaquer. Regarde bien. Il se grae le cou avec son membre postérieur… — Et tu crois que c’est le moment de se refaire une beauté ⁈ Arrête de te graer les écailles ! Le dragon poursuit sans être perturbé. D’un mouvement élégant, il s’enlève une écaille avec ses griffes. Il est plutôt adroit.
24 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon — Prends ça avec toi. Il tend sa pae avant vers moi. Ou devrais-je dire sa main ? — Ça ne fait pas mal ? — Non. En termes humains, ce serait comme s’arracher un cheveu. D’accord. Je prends cee écaille de ces griffes semblables à de grands poignards. Elle semblait petite sur lui, mais elle apparaît tout de même énorme dans ma paume. Elle serait un peu plus large qu’une pièce d’argent ? Le rouge qui part de la racine s’estompe progressivement, et ses bords deviennent à moitié translucides. Elle reste légèrement chaude. Elle était acérée jusqu’à présent, mais est désormais ronde, sans doute parce qu’elle a été enlevée de son corps. C’est peut-être sa forme d’origine, en fait ? — Et à quoi ça va me servir ? — Serre-la à mains nues et ferme les yeux. — Bien, bien. Je retire alors mon gant. Non mais qu’est-ce que je fais pas ? J’obéis bien gentiment à un dragon, mon ennemi naturel. Il y a une seule raison à cela. C’est pour la princesse. Je dois la retrouver. Je ferme les yeux. J’ai l’air ridicule. Rien ne me garantit qu’il ne va pas me croquer immédiatement. Oui, ça reste un dragon. Mais c’est certain qu’il fait ça pour la princesse. Sur ce point, nous nous ressemblons. — Wow ! Une lumière brille derrière mes paupières. Des étincelles couleur rubis fusent de partout jusqu’à s’étendre dans tout mon corps. Mon sang bouillonne et j’ai la chair de poule. Même mes cheveux semblent se dresser. En tout cas, j’ai ressenti une énorme vague me traverser. — ’est-ce… que… c’était ? — Hum, visiblement, tu as les qualités requises. Ouvre lentement les yeux, chevalier. J’obtempère et relève mes paupières.
25 — Haa… Haa… Je me trouve soudainement en nage, pourtant je suis étrangement serein. Je ressentais une certaine apathie jusqu’à présent ; or, toute la fatigue qui s’était accumulée ces derniers jours s’est envolée. — Mon corps est tout léger. — C’est normal. Nous sommes en résonance, m’apprend le dragon. — Pardon ? Comment ça, en résonance ? — N’éloigne jamais cee écaille de ton corps. Ah, mais inutile de la coller directement contre ta peau. — Une petite minute. Explique-moi ce qui vient de se passer de façon à ce que je comprenne. — Je viens de te le dire. On a résonné. — Dragon… je suis un chevalier. Un chevalier ! Mon boulot consiste à manier l’épée et à monter à cheval. Je ne pige rien à tout ce qui est magie ou sorcellerie ! Il plisse en silence un œil et souffle brusquement du nez. Une vapeur chaude me frôle les joues. — Mes excuses… Est-ce qu’il m’a pris en pitié ? Cet énorme lézard rouge aux yeux dorés ⁈ C’est une blague ! C’est certainement la pire des humiliations ! Mais contiens-toi. C’est pour retrouver la princesse. — À travers cee écaille, nos sens seront connectés. Peu importe la distance, je verrai ce que tu vois et entendrai ce que tu entends. On pourra également converser. — D’accord… — Comme ça, tu n’auras pas à t’inquiéter, je n’irai pas dans la forêt. Plus on a d’yeux et d’oreilles, mieux c’est. Même s’ils appartiennent à un lézard avec des cornes et des ailes. — Une seconde. En clair, tant que je porterai ça, constamment, tu verras et entendras tout ?
26 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon — Tant que tu le souhaites. — Je préère ça, oui. — Ne te tracasse pas, je n’ai pas que ça à faire de t’épier. — Ne dis pas un mot de plus ! La princesse n’a pas du tout été vigilante. Je ne crois pas qu’elle ait déjà fait l’expérience d’être poursuivie. Par conséquent, la suivre est une promenade de santé. Il y a des traces de pas au sol, des branches cassées dans les buissons, ainsi que des feuilles piétinées. Et ses petites mains ont cueilli des fleurs, des trèfles blancs. Je ne les avais pas remarqués quand on est passés hier. Pourtant, je ne faisais que regarder à mes pieds. — Pour quelqu’un qui a toujours vécu au château, elle est allée loin. — C’est une princesse bouillonnant d’énergie. Voilà qui est prometteur, me dit le dragon par télépathie. J’ai mis l’écaille dans ma poche de poitrine gauche. Normalement, on y dispose un charme, un mouchoir offert par une gente dame ou une mèche de cheveux de notre dulcinée. Pour ma part, ça fait bien longtemps que cet emplacement proche de mon cœur est vide. — e fait mon cheval ? — Il mange de l’herbe tranquillement, ne t’inquiète pas. J’ai laissé Bouton d’Or au pied de l’arbre millénaire. C’est l’endroit le plus sûr. Il n’aeint pas le dragon, mais il est tout de même imposant avec des jambes massives. — Ah ! Les pas de la princesse se stoppent net, comme si elle avait disparu dans les airs. — ’y a-t-il ? me demande le dragon. — Ses traces s’arrêtent là. Je relève la tête et regarde aux alentours. Il doit sûrement y avoir une raison. — Elle est restée ici un long moment. Ensuite… Ah.
27 Il y a un arbuste à mûres. elques branches sont cassées. C’est encore frais. « Les petits oiseaux ont mangé leurs fruits, puis ils ont fait tomber leurs graines en volant au-dessus du château. » « Comment ça ? » « Eh bien… Je ne peux pas vous le dire… » « Ne vous fichez pas de moi. » Cee conversation est sans doute la seule chose un peu amusante qu’elle ait vécue hier. — Regarde attentivement ces branches, suggère le dragon. — Comme ça ? Elle a mangé des mûres. Hier, je lui ai appris qu’elles étaient comestibles. — C’est une enfant intelligente. Enfin, on s’égare. J’approche mon visage et observe avec aention. Ah, ça m’énerve de le reconnaître, mais il a l’œil. elques cheveux sont entortillés autour des branches cassées. Ce sont de longs cheveux blonds ondulés. — Ce ne sont clairement pas ceux de la princesse. — i plus est, ils n’appartiennent pas à un humain. — Comment ça ? — Je vais te montrer ce que je vois. Ma vue se trouble, elle s’agite tandis qu’un film transparent la recouvre, puis s’altère. — ’est-ce que… ? Des cheveux blonds, des branches cassées et des feuilles écrasées, il se dégage une étrange fumée. En plissant mes yeux, la couleur change. Elle ressemble à toutes les couleurs et aucune à la fois. Elle est un peu trop lugubre pour la qualifier d’arc-en-ciel. Je la comparerais plus à de l’huile à la surface de l’eau. À ma connaissance, c’est ce qui s’en rapprocherait le plus. Je dirais même de l’huile provenant de déchets en suspension dans une flaque.
28 Chapitre 1 — La princesse et le chevalier rencontrent le dragon — C’est la trace d’un démon. Un démon a enlevé la princesse. Ils sont capables de voler, vois-tu, m’explique le dragon. — C’est pas vrai ⁈ C’est une chance qu’il ne s’agisse pas de nos poursuivants, mais… un démon ⁈ — Ne t’inquiète pas, je les connais. Je peux te guider jusqu’à eux. — Merci. Je serre le poing et grince des dents, sans quoi je ne tiendrai pas. Ma rage bouillonne ! — Alors on fonce là-bas et on ramène la princesse par la peau du cou ? — Précisément. J’entends alors un baement d’ailes. La lumière du soleil se voile et une ombre géante descend. and est-ce qu’il est arrivé ici ? J’étais tellement en colère que je n’ai rien remarqué. — Monte. Tu as un bon cheval, mais il n’a pas d’ailes. Le dragon plie ses paes et s’accroupit au sol. — Tu es sûr ? — On n’a pas de temps à perdre. Tu parles d’une blague. Un dragon qui se laisse monter par un chevalier. Même lui semble réticent à l’idée. L’écaille près de ma poitrine m’envoie une sensation pesante et difficile à décrire. — C’est pour la princesse, chevalier. — Oui, pour la princesse. Nous le disons à voix haute pour nous en convaincre, l’un et l’autre.
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