AOI TSUKI NO YORU, MOUICHIDO KANOJO NI KOI WO SURU MII HIROSE 2016 ©

AOI TSUKI NO YORU, MOUICHIDO KANOJO NI KOI WO SURU © MII HIROSE 2016 Originally published in Japan in 2016 by FUTABASHA PUBLISHERS LTD, Tokyo. French language translation rights arranged with FUTABASHA PUBLISHERS LTD, Tokyo, through TOHAN CORPORATION, Tokyo. © 2022 Groupe Delcourt pour la présente édition. Dépôt légal : octobre 2022. Première édition. ISBN : 978-2-413-04757-5 Traduction : Josua Lafitte Mise en page : Nord Compo Imprimé en Italie en septembre 2022 par L.E.G.O. S.p.A. Lavis (TN) Groupe Delcourt 8 rue Léon Jouhaux, 75010 Paris

Je la trouvais vraiment jolie, tournée ainsi de profil, sous la lumière de la lune. C’est comme si j’avais enfin trouvé cette étincelle, celle que j’avais si longtemps recherchée. Ce petit éclat, je le possédais en moi depuis tout ce temps. Et désormais, je me sentais vraiment apaisé. J’aurais voulu rester ainsi pour toujours à l’observer, immobile auprès de l’étang, sous la lune bleue, son reflet frémissant légèrement à la surface de l’eau. Ah ! Pouvoir l’aimer, encore une fois, sous la lumière bleue de la lune…

Chapitre 1 Derrière mes paupières closes, je ressentis la chaleur de la lumière et j’ouvris lentement les yeux. — Ah, ça y est ! Tu te réveilles enfin ! Je concentrai toute mon attention dans la direction d’où provenait la voix. À travers mes yeux brouillés par le sommeil, je crus reconnaître ma mère, sous un plafond qui ne m’était pas familier. — Il est déjà si tard ? — Oui ! Tout le monde est déjà réveillé, Keiichi ! — Ah bon ? — Eh oui ! Alors, dépêche-toi de te lever et viens nous donner un coup de main. — D’accord… Le soleil matinal frappait contre la baie vitrée, le long de la véranda, et ses rayons atteignaient les quatre coins de ma chambre. Résistant à la tentation de me recoucher dans le futon, je commençai à me lever. J’étais en deuxième année de lycée et les vacances d’été venaient juste de commencer. Avec ma famille, nous étions venus 7

passer quelques jours à Kyoto, dans la maison de ma grand-mère. À l’occasion de l’anniversaire de la mort de mon arrière-grand-mère, une cérémonie devait avoir lieu, afin de commémorer son souvenir. Nous avions débarqué à Kyoto hier soir et j’avais dormi sur un futon, dans une chambre recouverte de tatamis, qui n’était pas la mienne. Dormir sur un futon étendu au sol a toujours été un calvaire pour moi à cause du mal de dos, et c’était bien ce que je redoutais à chaque fois que j’allais chez ma grand-mère. — Keiichi ! Dépêche-toi ! À cet appel, je me hâtai d’ouvrir la porte et de crier : « Oui ! J’arrive ! » à ma mère qui s’activait déjà le long du couloir. — Keiichi ! Je veux que tu déplaces ton futon dans la pièce du fond ! — Grand frère ! Lorsque tu auras fini, tu pourras apporter les plateaux-repas, s’il te plaît ? Je finis rapidement de me préparer et me dirigeai vers le grand salon. Akane, ma petite sœur, s’était réveillée avant moi pour aider aux préparatifs et elle semblait bien décidée à m’exploiter, aujourd’hui. * — Pfiou ! Je suis crevé ! Les préparatifs du matin, l’arrivée du bonze et la cérémonie rituelle… Tout s’était déroulé sans problème. La nuit étant enfin tombée, le banquet allait pouvoir 8

commencer. Je ne me souvenais plus vraiment combien d’années s’étaient écoulées depuis la mort de mon arrière-grand-mère. Combien de fois a-t-on commémoré l’anniversaire de sa mort ? Tout ceci n’avait plus aucun sens, à mes yeux. Je ne bougeais pas d’un pouce, me contentant d’observer tous ces gens appartenant à ma famille : ces oncles et tantes, dans leurs tenues de deuil, plongés dans de sérieuses discussions. Au début, ils célébraient la mémoire de la défunte, en évoquant les souvenirs qu’ils conservaient d’elle, mais rapidement, la conversation déviait sur leurs histoires personnelles, ou d’autres sujets plus intéressants pour eux. Cette cérémonie rituelle n’était en fait qu’un prétexte pour se vêtir de manière élégante et rassembler la famille élargie autour d’un repas. Je considérais plus cette réunion comme un prétexte pour s’échanger les dernières nouvelles, plutôt que comme une veillée en l’honneur de l’âme de la défunte. J’observai tranquillement les adultes profiter de la soirée. Ma mère tenait une canette de bière vide à la main. Elle me dit : — Keiichi ! Merci beaucoup pour ton aide, aujourd’hui. Tu peux partir, maintenant. J’acquiesçai rapidement et quittai le salon. J’avais souvent entendu dire que Kyoto était une cuvette, où il faisait très chaud en été. Pourtant, je trouvai que cette nuit était plus fraîche que toutes celles que j’avais connues à Tokyo. Je quittai la maison pour me diriger vers le centre-ville. Arashiyama, le quartier où résidait ma grand-mère, était un endroit paisible, entouré de montagnes et traversé par une rivière. C’était un 9

lieu touristique très réputé, avec de nombreux temples. Quand j’étais petit, je venais très souvent dans le coin, et ce que j’aimais le plus, c’était attendre la tombée de la nuit et le départ des touristes afin de profiter de l’endroit. Ce soir encore, je comptais bien prendre du bon temps dans la ville en me remémorant mes souvenirs d’enfance. En arrivant sur le pont Togetsu, j’observai la rivière Oi qui s’écoulait paisiblement. Au loin, j’avais une vue de premier choix sur Arashiyama, étendue comme dans une peinture. Je m’arrêtai en plein milieu du pont, éclairé par les réverbères, pour contempler distraitement la tour de Kyoto, si minuscule au loin. J’étais enfin de retour… Durant tout ce temps, Arashiyama avait réussi à conserver le côté paisible qui faisait tout son charme. La pleine lune, immense, se découpait nettement sur le ciel nocturne d’un bleu outremer. Je la percevais à la fois blanche et bleue. Sa lumière se frayait un passage à travers les nuages pour venir éclairer un chemin devant moi. Je me laissai guider par cette lumière si douce et je quittai le pont pour progresser sur une pente tranquille, menant vers le nord. En chemin, je trouvai un temple bouddhique sur ma gauche, devant lequel cinq statues de moines me gratifiaient d’un sourire béat. Sur ma droite, j’aperçus le haut du bâtiment d’une minuscule gare ferroviaire. Au-devant, plusieurs boutiques de souvenirs, à la mode de Kyoto, se serraient les unes contre les autres. 10

Elles étaient déjà fermées et de grands volets métalliques en barraient l’accès. Dans le coin, à partir de 17 heures, les gens désertaient les rues. Je parcourus avec plaisir cette légère côte, où personne ne circulait. Le chemin devint de plus en plus étroit dans la montée et je progressai, tournant tantôt à gauche, tantôt à droite. J’étais emballé à l’idée de marcher sur un sentier inconnu. À un moment donné, la route de goudron céda la place à un chemin de terre et je me retrouvai encerclé par la végétation. J’étais en plein cœur de la forêt ! Pourtant, le passage se poursuivait, éclairé par les rayons de lune qui filtraient à travers les arbres immenses, dressés vers le ciel. J’avais l’impression que la lune cherchait à m’aider dans mon orientation. Mon cœur battait la chamade. À chaque fois que je me dirigeais vers un lieu inconnu, il bondissait d’excitation. Ses pulsations s’accéléraient et, tout en les écoutant, je progressais avec détermination sur ma trajectoire : le monde qui s’ouvrait devant moi m’apparaissait alors comme enveloppé dans une lueur bleutée. Je le contemplais lorsque je vis, tout au fond, un étang. Le bleu du ciel se mêlait à celui du bassin et ainsi, l’ensemble du paysage semblait avoir été peint d’une seule et même couleur. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il y eût un étang à cet endroit… Je m’en approchai lentement. Heureusement, un sentier avait déjà été tracé ! Je n’étais pas gêné par les hautes herbes, ni par les arbres. J’arrivai enfin au bord du bassin et en admirai la beauté, au cœur de cette sombre forêt verte. 11

À cet instant, j’entendis comme une sorte de petit clapotement dans l’eau. Surpris, je regardai dans la direction d’où venait le bruit et j’aperçus une jeune fille. Elle se tenait accroupie au bord de l’étang, avec un parapluie transparent, ouvert devant elle. C’était étrange, car il ne pleuvait pas ! En plus, elle le tenait à l’envers. La lune l’éclairait de sa lumière, comme si elle se trouvait sous les feux d’un projecteur et je n’arrivais pas à détacher mon regard de son corps. La demoiselle plongea son parapluie dans l’étang pour en puiser un peu d’eau, qu’elle se mit à fixer, avec un sourire béat aux lèvres. J’avais l’impression d’observer une enfant en train de s’amuser à pêcher des petits poissons. Soudain, un petit « crac » retentit. Sans m’en rendre compte, j’avais fait un pas en avant et mon pied droit venait de piétiner une feuille tombée d’un arbre. La jeune fille avait probablement entendu le bruit, elle aussi, car elle tourna brusquement la tête dans ma direction. Nos regards se croisèrent… Elle était vraiment très belle, avec le teint pâle et de longues jambes. Ses cheveux lisses, d’un noir de jais, ondulaient sur ses épaules. C’était une jeune fille à l’apparence plutôt classique, avec un nez droit et une bouche fine. Si elle me fit d’abord penser à une enfant en train de jouer, je balayai rapidement cette idée. À présent, je la trouvais vraiment très belle. Lorsqu’elle m’aperçut, la demoiselle écarquilla ses yeux déjà si grands et sa bouche s’entrouvrit en silence. Elle m’observait comme si j’étais une créature venant 12

d’un autre monde et me demanda soudain si j’étais un fantôme. Je lui répondis, estomaqué : — Mais non ! À ces mots, la jeune fille fixa son regard sur moi et soupira : — Ah bon ? Dommage… Tu en as tout l’air, pourtant. — Pourquoi j’aurais l’air d’un fantôme ? Peut-être ne m’avait-elle pas entendu ? En tout cas, elle ne me répondit pas. Je tentai une autre question : — Qu’est-ce que tu fais, ici ? — Tu veux parler de ça ? Elle me regarda droit dans les yeux, en me montrant le parapluie transparent qu’elle tenait dans sa main. — Eh bien, en fait… Un peu gênée, elle baissa les yeux et prit un moment pour réfléchir à sa réponse. — J’avais envie de pêcher des étoiles… Bien sûr, c’était évident ! Dans le bassin qui s’étendait devant elle, de nombreuses étoiles flottaient à la surface de l’eau. Aucune vague ne venait perturber la lagune et, lorsque le vent soufflait, seul le reflet de la lune tremblotait légèrement. J’eus subitement envie de voir la véritable lune. Alors, je levai les yeux au ciel et j’aperçus distinctement le bel astre, dans sa forme pleine et de couleur bleue, bien plus proche qu’avant. Autour de lui, de nombreuses étoiles scintillaient d’une lumière éblouissante. Je doutais de pouvoir admirer une telle scène à l’endroit où je résidais à Tokyo. La jeune fille, qui regardait elle aussi la lune, me retourna la question : 13

— Et toi ? Que fais-tu ici ? Je baissai les yeux vers elle et lui répondis : — Je me promenais dans Arashiyama et je suis arrivé ici. — Ah bon ? — Oui. — Comme ça, sans raison ? — Ben… Disons que je me suis baladé en choisissant mon chemin, selon mes envies. — Donc, tu as « choisi » de venir jusqu’ici ? Elle poursuivit, tout en riant : — Ce coin n’est pas très connu, pourtant ! Tu es sûr de ne pas être arrivé ici par hasard ? Je trouve ça curieux, quand même ! — Oui, tu as raison. — D’où viens-tu ? Sa question me laissait comprendre qu’elle était d’accord pour continuer la conversation. Alors, je m’assis à côté d’elle et je lui répondis brièvement, en croisant son regard : — Tokyo. Elle avait de longs cils et de jolies paupières. Ses grands yeux en forme de demi-lune me firent une forte impression. L’herbe bruissait doucement sous la caresse du vent de l’été. — C’est super ! T’es venu faire du tourisme ? — Non, je suis venu voir ma grand-mère et célébrer un anniversaire rituel. Ma famille m’accompagne. — Vraiment ? Et qu’est-ce qu’on fait pendant un anniversaire rituel ? 14

— Comment ? Tu n’as jamais assisté à ce genre de cérémonie ? D’abord, toute la famille se rassemble, dès le matin, pour écouter le bonze réciter des soutras. Puis, on partage un repas tous ensemble et on discute de choses et d’autres, autour de la table. Voilà, en gros, comment ça se passe. Les vieux trouvent ça agréable, mais pour les jeunes, c’est presque une corvée ! C’est même vraiment barbant. Elle reprit, en rigolant : — Ça, tu l’as dit ! Ça a l’air plutôt assommant, en effet. Je me sentais un peu gêné. Cela m’arrivait souvent de critiquer ma famille et ses habitudes, mais il y avait toujours un moment où je finissais par regretter mon attitude, surtout lorsque je me rappelais l’affection qu’ils m’offraient à travers leurs gestes et leurs mots tendres. Je fis semblant de rire, afin de masquer mon embarras. Elle portait un T-shirt bleu sans motif, un jean et des baskets blanches en dessous. Le vent faisait onduler ses longs cheveux, qui revenaient naturellement à leur place. — Et comme tu t’ennuyais, tu as décidé de faire autre chose. C’est ça ? Elle était assez polie pour employer le verbe « ennuyer » à la place de « barber ». Sa prononciation différait un peu de celle des habitants de Kyoto. Comme je ne répondais pas, elle m’interpella une seconde fois, en rejetant ses cheveux en arrière : — Alors ? J’avais l’impression qu’elle tenait vraiment à ce que je lui raconte toute l’histoire et ça me fit plaisir. 15

— Eh bien, je m’ennuyais, alors j’ai décidé de quitter le banquet en plein milieu et je suis sorti de la maison… — Oui ? — Je me suis promené dans Arashiyama… — OK. — Tout en haut de la pente, j’ai aperçu cette forêt… — Ah ! Je vois ! C’est comme ça que tu es parvenu… — Jusqu’ici, voilà ! Nos deux voix se chevauchèrent. Nous venions à peine de nous rencontrer, mais les mots nous venaient déjà naturellement à la bouche. C’était sûrement grâce à ses yeux, aussi apaisants que ceux d’un chat. Je laissai échapper, d’une faible voix : — Ah, euh… Tu t’appelles comment, au fait ? — Moi, c’est Saki ! Saki Komiya. Je me demandai si je devais l’appeler « Mlle Komiya » ou bien « Mlle Saki ». Ça faisait bizarre d’avoir à l’appeler « mademoiselle », tout de même ! Mais je ne pouvais pas non plus me montrer trop familier avec elle. Alors que je m’interrogeais sur la meilleure façon de m’adresser à elle, Saki me demanda à son tour mon prénom. — Je m’appelle Keiichi Tani. — T’as quel âge ? — 17 ans. — Moi aussi ! Quelle surprise ! Saki faisait plus adulte que son âge ! Les traits de son visage étaient réguliers et elle s’exprimait de manière posée. Pourtant, en parlant avec elle, on avait plutôt l’impression de discuter avec une enfant. Euh… Non ! Je devais vraiment revoir mon jugement. 16

Par « enfant », je voulais dire que Saki était une personne tout ce qu’il y a de plus candide. Contrairement à la plupart des gens, elle ne possédait pas de multiples facettes. Elle ne mentait absolument pas sur qui elle était vraiment. Si douce et si gentille, elle aurait donné envie à n’importe qui de rester pour toujours à ses côtés et discuter avec elle sans s’arrêter. Saki semblait avoir le même souci que moi : — Alors, comment est-ce que je dois t’appeler ? Keiichi ? Ou bien, monsieur Tani ? — Comme tu veux. — Bon. Va pour Keiichi, alors ! Et moi… — Je peux t’appeler Saki, si ça te va… — Hum… D’accord ! C’est comme ça que tout le monde m’appelle, de toute façon. — Entendu. Dans mon cœur, je prononçai son nom en secret. Elle ne pouvait pas l’avoir entendu, c’était impossible… Pourtant, elle affichait un grand sourire. À partir de cet instant, nous avons commencé à nous raconter nos vies respectives. L’école, nos passions, etc. Elle m’apprit que son passe-temps préféré était de peindre des tableaux. Surpris, je lui demandai : — Est-ce que tu peins des portraits ? Je me souvins d’avoir regardé, l’autre jour, un reportage sur un cours de dessin. Le modèle se tenait debout, posant au milieu des artistes qui étudiaient les techniques permettant de rendre leurs œuvres réalistes. — Pas du tout ! Saki secoua la main en signe de dénégation et ajouta qu’il s’agissait simplement d’un hobby. 17

— En cours de travaux pratiques, on a le choix entre lire ou peindre. Mais moi, je n’arrive pas à lire autre chose que des mangas et ça ne va pas ! Alors, je peins. Était-elle en train de parler de ces fameuses heures de travaux manuels qui nous étaient imposées en classe ? Il se trouve que j’en avais aussi. Mais, c’était à l’école primaire et je passais tout mon temps à lire ! Comme je n’avais jamais appris à peindre ou à dessiner, j’avais toujours eu de l’admiration pour ceux qui en étaient capables. — Et du coup, tu dessines aussi des mangas ? Je ne m’y connaissais absolument pas en art, mais j’aurais bien aimé apprendre certaines choses. — Non, je ne dessine pas de mangas. Je me contente de peindre des paysages. Des scènes que je peux admirer par la fenêtre de ma chambre, par exemple. Ou bien encore, cet étang. Ce genre de choses, quoi ! — Tu ne peins jamais de portraits, alors ? — Non, jamais. Et elle ajouta, tout en souriant, les yeux baissés : — J’aimerais bien, mais je n’y arrive pas. Peindre les gens, c’est compliqué ! Je manque de pratique. J’avais bien envie de voir ses tableaux, un jour. Elle utilisait sûrement des mélanges de couleurs dont je n’avais même pas idée. — Keiichi ? — Oui ? — T’as un passe-temps, toi ? Je pris le temps de réfléchir à la question. — Bien sûr ! Moi, ce que j’aime, c’est le foot. — Ça fait longtemps que tu en fais ? 18

Je comptai sur mes doigts. — Alors, j’ai commencé en cinquième année d’école primaire, donc… Ça doit faire sept ans, je crois. Sept ans, déjà ! Ça me faisait tout drôle ! Au début, nous autres, les plus jeunes, n’avions pas le droit de porter de maillots, alors ceux de nos aînés, avec leurs rayures vertes et blanches, nous faisaient vraiment envie. Pendant les entraînements, les remplaçants étaient confinés au bout du terrain et devaient se contenter d’encourager avec ardeur les joueurs titulaires de l’équipe. Puis, un jour, j’ai enfin pu courir sur le terrain, en arborant fièrement un maillot coloré doté d’un numéro. En me remémorant ainsi ma cinquième année de primaire, je me sentis soudain envahi par la nostalgie. J’étais encore un enfant, à 10 ans. La voix de Saki m’arracha au souvenir de ces jours révolus. — Tu joues à quel poste ? — Milieu défensif. Mais tu ne dois probablement pas savoir ce que ça veut dire, pas vrai ? — Bien sûr que si ! J’aime le foot, moi aussi ! Je regarde souvent des matchs à la télé. — Ah oui ? C’est vrai ? J’étais ravi de constater que nous avions une passion en commun. Ce n’était peut-être pas grand-chose, mais ça me faisait quand même plaisir. Je lui demandai : — Tu soutiens quelle équipe ? — Les Kyoto Purple Sanga, bien sûr ! Ses yeux pétillaient de plaisir. — Parce que c’est l’équipe de ta ville natale ? — Pas du tout ! J’adore leur façon de jouer, voilà ! 19

Et elle se mit à me parler de football ! Elle avait l’air de s’y connaître bien mieux que moi. Elle m’abreuvait de détails et, devant son visage illuminé par la passion, je ne pus retenir un petit rire. Après avoir discuté un bon moment avec moi, elle consulta sa montre et s’écria : — Oh ! Il est déjà si tard ? Il faut que je rentre. Je vais me faire coincer, sinon… Elle se releva et frotta son pantalon pour faire tomber les feuilles mortes qui s’y étaient accrochées. Sa famille lui avait-elle demandé de rentrer à une heure précise ? Aurait-elle fait le mur en cachette ? Je l’observai dans sa précipitation et l’interrogeai : — T’as un couvre-feu à respecter ? — Euh… En fait, je suis déjà en retard. — Ça va aller ? — Oui… Tant que je rentre discrètement ! À cette heure-ci, je ne devrais pas me faire attraper. Moi qui la prenais pour une jeune fille sérieuse, j’étais soudain charmé par son air malicieux. Mais tout de même, c’était une fille et je m’inquiétais pour elle ! N’allait-elle pas se faire gronder par ses parents pour être rentrée si tard ? Je lui proposai de la raccompagner jusque chez elle, mais : — Non merci, ça ira. Tu dois redescendre la montagne pour retrouver la maison de ta grand-mère, n’est-ce pas ? — C’est ça… — Eh bien, chez moi, c’est tout en haut ! — Oui, mais bon… 20

— Si tu me raccompagnes, tu risques de te perdre en rentrant chez toi. C’est plutôt moi qui devrais m’inquiéter. Elle avait raison, mais j’éprouvai tout de même des scrupules à l’idée de la laisser rentrer seule. Elle afficha un sourire léger et me sortit : — J’habite vraiment tout près, alors ne t’en fais pas. J’apprécie ta gentillesse. Je capitulai docilement : — Bon, d’accord… — Alors, à plus tard ! — Attends ! Sans y réfléchir, je l’arrêtai dans son élan pour partir, alors qu’elle agitait déjà la main dans ma direction pour me dire au revoir. Qu’est-ce qui me prenait, tout à coup ? Qu’avais-je donc à lui demander ? Je ne m’en souvenais plus, aussi je choisis de lui poser une question bête, qui me trottait dans la tête depuis tout à l’heure : — Tu viens ici tous les soirs, Saki ? — Juste pour quelques nuits. — Pour quelques nuits ? — C’est ça ! Je viendrai ici chaque soir… Jusqu’à la fin de la lune bleue. « La lune bleue » ? C’est la première fois que j’entendais parler de ça. C’est étrange comme on n’arrive plus à chasser un mot de sa tête, une fois qu’on l’a entendu. Tout en marchant dans la chaleur de cette nuit d’été sans vent, je regardai le ciel. Saki avait raison, la pleine lune de ce soir était vraiment bleue. C’était sûrement elle qui donnait à ce monde nocturne sa couleur indigo. 21

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