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HMONG

HMONG DELCOURT/ENCRAGES SCÉNARIO et DESSIN VICKY LYFOUNG

PRÉFACE Le vieil homme gît là sous un arbre, tout recroquevillé. Il est en guenilles. Des guenilles d’uniforme. Un uniforme français que plus aucun soldat en Occident ne porte depuis longtemps. Il va mourir bientôt. Les hommes qui m’ont mené jusqu’à lui, dans un coin reculé du camp, me l’ont dit. Comme pour me convaincre de les suivre. Le vieillard ne paraît pas souffrir. Il sommeille à l’ombre, à même le sol, bras et jambes repliés. Quel âge a-t-il ? Qui est-il ? Il n’a pas remarqué ma présence. Un jeune maquisard pose son arme et l’effleure du bout des doigts en chuchotant, pour le ranimer. Ses yeux s’entrouvrent très lentement. Comme un retour sans joie à la vie… « Vous êtes français ? » La phrase, ces trois mots, sont sortis d’un coup. Un silence… L’homme remonte à la source de cette langue qu’il n’a pas parlée depuis des décennies. Puis, tremblant, dans un souffle d’agonie : « J’ai sauvé, moi, des soldats français. En 1954. S’il vous plaît… Dites-leur de venir me sauver à leur tour. » Je me souviens de ce long périple. C’était il y a vingt ans, déjà. Une mission profonde au cœur de la jungle d’un pays des confins de l’Asie orientale. Dans le Nord-Laos. Une zone interdite. Contrôlée par l’armée laotienne. Nous étions partis à la recherche des rebelles hmongs. Des soldats perdus dans le temps. Confinés, par procuration, du mauvais côté de l’histoire. Les Hmongs du Laos avaient choisi de combattre aux côtés des Français puis des Américains pendant les guerres d’Indochine. Or, Français puis Américains avaient perdu ces guerres… Ainsi, la légende des maquisards hmongs hantait les hauts massifs du Nord-Laos depuis 1975. Ces milliers d’entre eux, avec leurs familles, qui n’avaient pu quitter le pays pour rejoindre l’exode massif des réfugiés indochinois. Pour les retrouver, nous avions mené une longue enquête dans plusieurs pays. Rencontré des dizaines d’intermédiaires… Ces héritiers de l’armée secrète formée par les Français faisaient, çà et là, le coup de force contre l’armée gouvernementale.

Mais qui étaient-ils ? Et comment survivaient-ils ? Surtout, des images insoutenables commençaient à circuler. Des civils hmongs, des jeunes filles, des enfants massacrés dans des opérations de représailles menées par les autorités dans les villages reculés... Un jour, en début de saison sèche, nous étions finalement entrés au Laos pour nous lancer à leur poursuite, dans le plus grand secret, puis nous enfoncer et disparaître dans la forêt tropicale. Une dizaine de jours à marche forcée, guidés par deux êtres hors du commun, qui ne craignaient que les esprits des eaux et de la forêt : des « blackbirds », des « oiseaux de nuit », deux frères qui prenaient tous les risques pour faire la navette entre la civilisation et les sanctuaires hmongs. Sans doute l’une des expéditions les plus difficiles de ma vie. Désorientés, affamés et épuisés, fuyant tout contact humain comme des proies apeurées pour, toujours plus encore, nous immerger dans l’immense inconnu végétal… Avançant. Pas après pas. Au bout de notre humanité. Les nerfs à vif. Nous l’ignorions encore, mais nous avions commencé à vivre comme vivaient les Hmongs de la zone interdite. Et puis ils nous sont apparus. Ils étaient là, devant nous, ces féroces guérilleros redoutés par le régime laotien, héritiers immémoriaux de lignées de combattants, seigneurs des hautes montagnes et des maquis impénétrables d’Asie… Il y eut cette longue plainte. Une longue plainte déchirante qui semblait émaner de la jungle elle-même… C’était le chant funèbre de cette armée maudite. Les maquisards hmongs nous accueillaient, tout tremblants, à genoux et en pleurs. Désespérés… Seuls et à bout de forces.

Si j’écris ces lignes, si je décris ces images, c’est que le livre de Vicky Lyfoung me les a instantanément renvoyées. D’une page à l’autre. Je revois tout. Je revis tout. Et c’est une profonde douleur. Un crève-cœur. Car le livre de Vicky Lyfoung est l’histoire d’une dette. Nous avons abandonné les Hmongs. Nous les avons trahis. En les précipitant dans la fosse commune de l’oubli. Hmong a exhumé en quelques instants toute l’horreur de ce périple au bout du Nord-Laos. Les mines, la course effrénée la nuit sur les crêtes pour échapper aux patrouilles. Sans savoir que nous étions sur les traces d’un peuple sacrifié, submergé par sa propre malédiction… Vicky Lyfoung est née sous le signe de cet anathème. Qu’elle a su conjurer. Enfant hmong née en France, si loin de l’Asie. La révélation de son identité, héritée d’ancêtres dont l’origine se perd dans les âges, est sans doute la raison de cet ouvrage. Il faut admirer son courage et son talent. Hmong est un cri primal. Car « hmong » signifie « être libre », nous disaient les vieux montagnards dans la jungle. Ce beau livre est une ode émouvante à la mémoire. La mémoire de soi. Cyril Payen Cyril Payen est grand reporter spécialiste de l’Asie du Sud-Est. Il collabore au Nouvel Observateur, à France 24 et RTL. En 2007, il publie chez Robert Laffont le livre Laos, la guerre oubliée qui, avant d’être un livre, a été un reportage diffusé dans l’émission de télévision Envoyé spécial. Cyril Payen et Vicky Lyfoung Paris, juin 2022 Photo : Thierry Joor

Ce livre est un hommage à mon père et à ma mère qui ont eu le courage de fuir leur pays afin de sauver les leurs...

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