© Black Box Editions

- 9 - CHAPITRE 1 La couleur du vent « Georgie ! » La voix d’Arthur retentit par-dessus le claquement de la porte. « Réveille-toi ! Tu avais une bonne raison de te lever tôt aujourd’hui, non ? » Georgie était en train de s’habiller. Elle ouvrit la porte. « Ça va, je suis déjà levée. » Arthur rougit jusqu’aux oreilles en la voyant et sa voix dissimula mal son trouble. « Idiote ! Comment peut-on ouvrir une porte en sousvêtements ? » Il cilla et reprit aussitôt : « Alors, tu as choisi ? Tu veux aller à la cérémonie du chemin de fer ou bien accueillir Abel au port ? » Georgie enfila son chemisier. « Tu ne trouves pas bizarre de présenter à quelqu’un une tarte au citron et un gâteau aux fraises puis de lui demander de choisir ? Moi, je mange les deux ! —Hein ? —On file à cheval au port et, une fois Abel avec nous, on retourne en vitesse en ville. Comme ça, on devrait arriver à temps pour la cérémonie. » Le visage de Georgie s’épanouit dans un grand sourire. « Allez, finissons au plus vite les corvées matinales ! »

- 10 - Elle bondit hors de la chambre et remarqua alors le pantalon d’Arthur. « Je t’avais dit de te changer ! » « Ça va... Il n’est pas si sale… attends ! Mais qu’est-ce que tu fais ? Lâche-moi ! » En un instant, Arthur se retrouva au sol sans son pantalon. « Le vent est parfait aujourd’hui pour faire une lessive ! » Georgie retroussa ses manches et la lumière vint briller sur le bracelet à son poignet. Il était d’une grande beauté, couvert de fines pierres précieuses. Un peu honteux, Arthur observa sa sœur sortir dans le jardin en fredonnant. La silhouette de Georgie en sousvêtements blancs était imprimée dans saon esprit. « Georgie, je… » Il se retint. Qu’est-ce qui me prend ? C’est ma petite sœur… Arthur rentra dans la maison et tourna le dos au jardin. Abel avait dix-sept ans et Arthur seize. Georgie, leur petite sœur, en avait quatorze. Ils s’étaient toujours bien entendus, tous les trois unis dans leur propre monde de nostalgie et de lumière qui leur offrait un bonheur préservé. Pourtant, Abel avait soudainement quitté la maison l’année précédente pour devenir marin… « Georgie ! Petite empotée ! » Arthur transportait le fourrage des moutons lorsqu’il entendit la voix impérieuse de sa mère. Il courut vers la maison. Georgie était accroupie dans la cuisine, un œuf cassé à ses pieds. Compatissant, Arthur fut désolé pour sa sœur. Mais le plus difficile était de voir que Georgie se tenait la joue.

- 11 - Plus le temps passait, plus leur mère devenait intransigeante envers la jeune fille. Elle n’était pas du tout ainsi quand notre père était vivant… Le départ brutal d’Abel n’avait fait qu’aggraver les choses et, depuis, elle s’énervait brusquement pour un rien. Le vent soufflait dans les prairies, faisant virevolter les feuilles d’eucalyptus. Des familles de koalas étaient suspendues aux branches des arbres, si paisiblement qu’il était difficile de savoir si ces animaux dormaient ou non. Georgie les observait en souriant. Papa… Telle était la voix dans son cœur. Elle se remémorait les moments où il la serrait dans ses bras lors des froides journées d’hiver. Le souvenir de sa chaleur lui redonnait des forces et lorsqu’elle arriva chez le vieux Kevin, elle était redevenue la Georgie habituelle. «Monsieur Kevin, pourriez-vous me prêter un c​ heval ? » Le vieil homme habitait seul, non loin de la maison de la jeune fille. Il était asthmatique et dissertait constamment sur l’inintérêt du monde actuel. Il considérait Georgie et ses deux frères comme ses propres petits-enfants. « Je veux bien te prêter un cheval, mais ne fais pas la folle, sinon tu tomberas ! » Il connaissait bien son tempérament. « Hue ! » Georgie chevauchait dans les plaines lorsqu’elle lança à sa monture : « Carotte ! Prenons le raccourci par la rivière ! » Elle fit changer son cheval de direction et entendit tout à coup un éclat de voix suivi d’un bruit dans l’eau. Une fois sur l’autre berge, elle vit en se retournant un jeune homme

- 12 - tombé dans le courant. « Excuse-moi ! » Georgie descendit de sa monture pour aller tendre à l’inconnu une main secourable. « Tu n’es pas blessé ? — Non, mais en évitant ton cheval, je me suis retrouvé dans la rivière. — Tu es trempé… enlève vite tes vêtements ! — Pardon ? — Il faut les sécher ! » Il n’eut pas le temps de répondre qu’elle était déjà en train de le déshabiller. Les vêtements blancs étaient devenus presque transparents, laissant entrevoir la pâleur de sa peau. Quelle blancheur ! Et un cou si fin… Georgie s’empourpra brusquement. « Je suis désolée… je… » Elle réalisa soudain qu’elle voyait ainsi un autre homme qu’Abel et Arthur pour la première fois. Brusquement embarrassée, elle enfourcha Carotte dans la précipitation et s’enfuit sans se retourner. Alors qu’elle galopait à toute allure, le bleu marine des yeux de l’inconnu ne quittait plus ses pensées. En fonction de ses émotions, il lui avait semblé varier si subtilement de nuances... Cette rencontre avait fait naître en elle un sentiment étrange. L’Australie était vaste. Il n’était pas rare de devoir chevaucher pour visiter son voisin le plus proche. Georgie vivait dans la banlieue de Sydney où les occasions de rencontrer un étranger étaient bien moins nombreuses qu’en ville. Ceci expliquait sans doute la relation étroite tissée avec ses frères. La jeune fille ne s’en rendait pas compte, mais en arrivant

- 13 - au port, elle avait l’air d’une amoureuse sur le point de retrouver son bien-aimé. * « Abel ! » Georgie, encombrée des bagages de son frère, l’appelait au milieu de la foule. Un marin s’adressa à elle : « Si tu cherches Abel, il est derrière l’entrepôt C. —Merci ! —Ne le dérange pas, il est avec Jessica. » Georgie s’arrêta net. « Jessica ? — Abel plaît beaucoup, même aux femmes plus âgées que lui ! » Les marins présents s’esclaffèrent à l’unisson. Georgie leur tourna le dos et se dirigea vers l’entrepôt C, mais une fois passée une pile de sacs de blé, elle se figea. Abel était là, en train d’embrasser Jessica avec fougue. « Ah ! » fit Georgie. Il était trop tard pour détourner le regard. Apercevant sa sœur, Abel s’écarta de Jessica et se rendit d’un pas leste vers elle. « Tu es venue m’accueillir ? » Sa voix était grave et sa peau bronzée. Ses cheveux étaient d’un noir profond, une teinte rare pour un Australien. Il semblait bien plus mûr qu’auparavant. « Abel… » Le bonheur de leurs retrouvailles envahissait la jeune fille. Elle se sentit fière lorsque son frère, qui venait d’enfourcher son cheval, la prit fermement par la taille pour la faire monter avec lui.

- 14 - « Abel, attends ! Qui est la plus importante, entre ta sœur et moi ? » s’écria Jessica. La réponse ne se fit pas attendre : « Ma sœur ! » Georgie ne comprit pas l’attitude d’Abel, mais cela lui fit chaud au cœur. Elle était également heureuse que son frère fréquente une belle femme, même s’il s’agissait de Jessica. Heureuse… et pourtant, peut-être un peu jalouse. Tout s’embrouillait dans sa tête. Il y avait foule pour assister à la cérémonie d’inauguration du nouveau chemin de fer. Georgie peinait à se faufiler entre les gens. « Aaah ! Je ne vois rien… » Abel la hissa sur ses épaules. Il était grand et, grâce à lui, elle pu voir pour la première fois de sa vie une locomotive. Les personnes d’importance étaient installées tout à côté. « Abel, je vois la locomotive ! —Ne t’agite pas tant ! — Oh ! Une femme en robe de princesse se trouve à la place d’honneur ! — Elle est belle ? — Je n’en sais rien, elle est de dos. Elle tient le bras de l’homme à ses côtés. Il est de dos lui aussi… Dis, qui ça peut bien être ? » Des voix près d’elle lui répondirent : « Le jeune homme, c’est Lowell J. Grey, le petit-fils du gouverneur de Sydney, le colonel Maning Grey. — La jeune femme est sa fiancée. C’est une vraie princesse, de la plus haute noblesse ! — Ils sont venus tout spécialement d’Angleterre. » Hum… noblesse, fiancée, Angleterre… tout cela n’a pas le moindre rapport avec moi.

- 15 - Georgie, qui les regardait distribuer des saluts, était de plus en plus impatiente de découvrir leur visage. « Hé, vous deux ! Pouvez pas vous tourner un peu par ici ? » Elle avait fait exprès de parler familièrement pour attirer leur attention, ce qui réussit. La surprise envahit Georgie en reconnaissant le bleu des yeux du jeune homme : c’était lui qu’elle avait croisé au bord de la rivière ! Tout autour d’elle, la foule commençait à s’agiter. « Mais qui s’est permis de parler ainsi ? » Avant que Georgie n’ait le temps de dire quoi que ce soit, Abel la fit vite redescendre et ils s’éloignèrent discrètement. « Décidément, on ne s’ennuie jamais avec toi ! » Ils en riaient encore alors que Carotte les emmenait vers les grandes prairies. « Arrête le cheval, Abel ! Je voudrais faire un bouquet. » Georgie l’avait à peine fini qu’elle entendit le vrombissement de la locomotive. Ses yeux brillèrent soudain d’une lueur espiègle : « Abel, si nous rattrapions le train ? » * L’un des wagons était spécialement réservé aux personnes de haut rang. Là se tenaient assis Lowell et sa fiancée Élise. Le regard fixe, le jeune homme contemplait le paysage qui défilait. La végétation composée d’eucalyptus et d’autres arbres typiquement australiens, bien qu’inhabituelle à ses yeux, ne semblait pas pour autant lui inspirer le plus petit intérêt. Kangourous et wallabys fuyaient le vacarme de la

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