©Yuuki Nishina 2019 / KADOKAWA CORPORATION

(First Time) Yuuki Nishina

« Cueillez dès à présent les roses de la vie, Car le temps jamais ne suspend son vol, Et cette fleur qui aujourd’hui s’épanouit, Demain sera flétrie. » Robert Herrick

« Les Hommes ne naissent pas égaux. Ils n’ont pas tous le même talent, le même physique, le même caractère ou le même environnement familial. Pourtant, le temps qui leur est imparti, lui, est le même pour tous. C’est la façon dont nous l’utilisons qui détermine notre valeur. Réfléchissez-y… Il ne vous reste plus que deux ans et trois mois à vivre en tant que lycéens. Deux ans et trois mois… Avez-vous vraiment le droit de gaspiller ce temps précieux pour dormir en cours ? Ne trouvez-vous pas cela malheureux ? » Alors qu’il claquait sa craie contre le tableau, voilà le discours manifeste que nous lança le professeur principal, M. Takamachi. Il devait avoir flairé l’atmosphère peu studieuse qui régnait dans la classe. Alors, aussitôt, il avait interrompu son cours pour nous faire la leçon. Si je trouvais sa colère légitime, ce cours d’après-midi dans cette salle bien trop chauffée n’en demeurait pas moins épuisant. Nous avions tous l’esprit ailleurs. En cause : notre repas du midi. Pendant que nous concentrions notre 7

énergie corporelle sur notre digestion, les mots du professeur s’étaient peu à peu transformés en berceuse et le marchand de sable était passé pour la plupart des élèves. D’un point de vue purement physiologique, je comprenais tout à fait que les personnes qui se reposent après un repas soient ensuite plus efficaces. Donc, nous faire la morale pour ça était complètement absurde. J’irais même jusqu’à dire qu’en agissant de la sorte, il ne faisait que mettre en lumière les failles de notre système scolaire. Cela me questionnait vraiment… Pourquoi n’avait-on pas le droit de dormir ? Mais mes objections n’allaient rien y changer… — Écoutez bien ! La vie n’est que l’accumulation de minutes et de secondes ! Ce que vous choisissez de faire ou de penser pendant votre temps est déterminant ! L’effort que vous faites pendant que votre voisin s’amuse est un pas de plus en avant qui vous distinguera de lui. C’est l’accumulation de ces pas qui, petit à petit, creusera des différences décisives entre vous. Alors, c’est maintenant ! C’est maintenant qu’il faut faire l’effort ! Là, silence. En plein milieu de son discours ardent et éloquent, la voix du professeur s’arrêta brusquement. Que se passait-il ? La façon dont il s’était arrêté était tout sauf naturelle… On aurait dit une conversation téléphonique soudainement coupée par manque de réseau… Curieux, je relevai la tête pour regarder le professeur… Étrangement, il ne bougeait plus du tout. C’était anormal. La situation devenait préoccupante… C’était comme si le lien entre son corps et son esprit s’était rompu, l’empêchant ainsi de faire le moindre mouvement. Seuls ses yeux semblaient pouvoir bouger 8

difficilement. Sa voix, elle, s’était éteinte. S’agissait-il de ladite paralysie passagère ? Perplexe face à ce qu’il se passait, je repris mes esprits avec la vive intention de demander de l’aide. Mais, rapidement, je me rendis compte qu’il n’y avait plus aucun bruit autour de moi. Qu’il s’agisse du professeur debout sur l’estrade, ou de mes camarades de classe, tous étaient immobiles, plongés dans un silence de mort. Même leurs souffles semblaient suspendus. Ils devaient certainement être tous dans le même état… Plus je réfléchissais, et plus je sentais l’anxiété m’envahir. Mon corps transpirait à grosses gouttes alors que je tentais de me ressaisir… Il me devint plus difficile de respirer. Je m’affolais et mon corps se débattait de l’intérieur. Je tentai de concentrer mes forces dans les muscles du bas de mon ventre. Rapidement, les tensions de mon corps se dissipèrent et je profitai de ce regain d’énergie pour me laisser tomber de ma chaise. Je rampai quelques mètres sur le sol avant de reprendre mes esprits. Peut-être étais-je simplement endormi… En train de rêver d’une paralysie générale… Si c’était le cas, j’étais sûrement le centre de l’attention du regard indifférent du professeur et des rires moqueurs des élèves… Quelle honte… J’eus soudain si honte que je me relevai rapidement… Pourtant, heureusement et malheureusement, j’étais loin d’être le centre de l’attention des personnes présentes dans la salle. Les humains n’étaient pas les seuls concernés par ce qu’il se passait. L’horloge accrochée au-dessus du tableau, qui indiquait 13 h 35, était figée, elle aussi. Il n’y avait plus aucun doute… De toute évidence, il s’agissait d’un phénomène surnaturel. Cette scène de cours ordinaire semblait sortir 9

tout droit d’un album photo de fin d’année scolaire. Le monde semblait figé. La voix tremblante, je tapotai l’épaule de mon voisin. — Oh ! Sasaki ? Mais je n’obtins aucune réponse. Je lui tapotai la joue, mais même ses yeux ne firent pas l’ombre d’un mouvement… Il semblait inconscient, contrairement à moi. — Sasaki… tu m’entends ? Sasaki ! Je le secouai vivement, mais en vain. Même le toucher de sa veste avait quelque chose de différent de celui d’ordinaire. Il était aussi dur et froid que du béton armé. Peut-être était-il bel et bien gelé… Je me retournai vers le professeur. — M. Takamachi ! Vous savez comment les élèves vous surnomment ? « M. Manuel » ! Vous ne faites que lire le manuel scolaire et vos cours sont ennuyeux à mourir ! En plus, c’est toujours la même rengaine quand vous nous faites la leçon ! C’est franchement agaçant ! En temps normal, il se serait complètement révolté. Mais là, comme je le prévoyais, il ne bougea pas d’un pouce. Je ne savais plus quoi tenter. Je passai la tête par la fenêtre pour regarder à l’extérieur. Des élèves en plein match de softball étaient figés, eux aussi, dans leurs postures. La balle était suspendue en l’air. — Il faut que je sorte… Sur ces mots, je me dirigeai vers la sortie, au fond de la salle. Même la porte coulissante semblait figée, mais avec un peu de force, je réussis tant bien que mal à l’ouvrir et à me faufiler dans le couloir. Là, je décidai de partir en exploration de ce monde suspendu dans le temps. Comme poussé par la curiosité, je marchai dans le 10

lycée. Le vent ne soufflait pas, les nuages ne bougeaient pas et seul le soleil restait éblouissant. La seule chose vivante qui me suivait encore où que j’aille était le bruit de mes pas. Au début, cela avait quelque chose d’excitant. Savoir que je n’allais croiser personne pour me regarder de travers, et que j’étais, à cet instant, seul au monde me faisait ressentir une sorte de supériorité. À la vue de cette balle suspendue en l’air et de l’eau du robinet, revenue à l’état solide, mon cœur s’emballa. Je passais ma main sur tout ce que je voyais, le sourire aux lèvres. Une fois fatigué de marcher, je m’arrêtai. Je me sentis soudain très seul. Je n’entendais plus aucun son. J’avais l’impression d’être devenu sourd. Moi qui d’ordinaire détestais le brouhaha, je compris que tous ces bruits parasites du quotidien me servaient finalement à fuir ma solitude. Je fondis en larmes pendant, approximativement, un peu moins d’une heure. Que faire ? Devrais-je vivre seul à jamais dans ce monde ensorcelé ? Abattu à cette idée, je m’assis dans les escaliers en m’adossant contre le mur quand… — Je vous assure que sans efforts, vous allez tous très vite le regretter ! La voix inopinée du Pr Takamachi fit violemment trembler mes tympans. Surpris, je relevai la tête pour regarder autour de moi et réalisai que je me trouvais dans la salle de classe. Sans m’en apercevoir, j’étais revenu à mon point de départ. Le temps avait repris son cours. Comme si tout ce que je venais de vivre n’avait été qu’une simple illusion… Je sentis grandir dans ma poitrine un sentiment de soulagement. Mais que venait-il de m’arriver ? Pour un rêve, cela semblait un peu trop 11

réaliste, et en même temps, trop fou pour être vrai. La porte que j’avais ouverte un peu plus tôt était à présent fermée. Je ne savais pas dire si j’étais fou ou si c’était le monde qui ne tournait pas rond. Je me contentai finalement d’attendre sagement la fin des cours. Aussi surprenant que cela puisse paraître, depuis ce jour, le temps s’arrêtait tous les jours à la même heure. J’ignorais comment. Mais chaque jour, à 13 h 35 précises, les aiguilles de l’horloge se figeaient. Jours de semaines ou week-end. Qu’il fasse beau, qu’il pleuve, ou qu’il neige. J’étais le seul à pouvoir bouger dans ce monde immobile. À force, je commençais à m’habituer à ce phénomène. Cela me travaillait de plus en plus. Je tenais à découvrir son mécanisme. Mais étant donné l’ampleur du projet et mon niveau de connaissances de lycéen en physique, je ne savais pas par où commencer. Je profitai de la répétition de ce phénomène pour faire quelques expériences, mais mon approche de scientifique en herbe ne me menait que dans des impasses. Je ne savais plus que faire. Et là, une idée me vint, telle une révélation divine, faisant naître en moi un optimisme nouveau. Mais oui ! C’était donc ça ! Les mains s’affolèrent par ma révélation. Je me décidai à agir dès le lendemain après-midi. — Professeur, vous dites toujours que le temps est la seule chose qui nous est donnée de façon équitable, non ? Ce jour-là, comme d’habitude, à 13 h 35, la terre s’arrêta de tourner. Assis à ma place, j’avais posé ma question calmement en direction du Pr Takamachi. Celui-ci était tourné au tableau et s’était figé en train d’écrire. 12

— Pourtant, comme vous pouvez le voir, même le temps n’est pas équitable. Comment expliquez-vous que mes journées soient, d’une heure, plus longues que celles des autres ? Bien sûr, il ne répondit pas. Alors, je poursuivis mon monologue. — J’ai beaucoup réfléchi. Beaucoup réfléchi à la définition du mot « temps ». J’ai passé des jours entiers à la bibliothèque pour lire, et à force de faire mijoter les connaissances que j’y ai assimilées, j’en suis arrivé à une conclusion. J’aimerais d’abord que vous l’écoutiez. Vous êtes d’accord, professeur ? Saviez-vous que l’espérance de vie donnée à l’éléphant n’est pas la même que celle donnée à une souris ? Cela est dû à la différence de vitesse de leurs mécanismes physiologiques. Le rythme cardiaque de la souris est beaucoup plus rapide que celui de l’éléphant. Plus le rythme cardiaque d’un être vivant est élevé, plus sa circulation sanguine est rapide, et plus ses mécanismes physiologiques sont brefs. Pour la souris, une seconde est beaucoup plus intense que pour l’éléphant, mais son espérance de vie, elle, est plus courte. Elle se limite à quelques années. L’éléphant, lui, a une espérance de vie d’environ cent ans. Ainsi, à première vue, le temps qui leur est imparti est tout sauf égal. Mais si le temps se mesurait par nombre de battements de cœur, alors le résultat serait complètement différent. Il existe une théorie qui détermine l’espérance de vie des animaux, non pas en fonction de leur taille, mais du nombre fixe de battements de leur cœur. Ce nombre s’élève à environ 2 milliards pour tous. Le nombre total des battements 13

de cœur est approximativement le même dans la vie d’une souris et dans la vie d’un éléphant. Bien que le temps pour y arriver soit différent, une fois ce nombre défini atteint, l’animal meurt. Ainsi, contrairement à la pensée commune, bien que la vitesse des mécanismes physiologiques d’un animal soit propre à son espèce, la durée de vie ressentie, elle, est peut-être bien la même pour tous. Alors, au professeur muet, je lançai : — Si l’on se base sur le nombre de battements du cœur, peut-être que le temps qui nous est imparti est effectivement équitable. Que l’on soit riche, pauvre, talentueux ou non, le mécanisme du corps est le même pour tous. Je poursuivis ensuite avec le paradoxe de cette théorie. — Mais alors, comment se fait-il que je bénéficie d’une heure de plus que les autres ? Cela signifie-t-il que mon rythme cardiaque est particulièrement lent ? Je ne pratique pourtant aucun sport. Non. Je ne crois pas que ce soit l’explication ! Alors, dans mon élan, je posai les deux mains sur la table pour me lever. — Voyez-vous où je veux en venir, professeur ? Écoutez bien ce qui suit. Je me laissai complètement emporter par les émotions qui me traversaient et poursuivis mon explication en postillonnant d’ardeur. Oui. Pendant mes seize années de vie, je n’avais jamais étudié. Depuis la maternelle, mes parents m’ont fait suivre des cours particuliers pour me préparer aux examens. Une fois en primaire, ils m’ont inscrit en école préparatoire pour l’examen 14

d’entrée au collège. Mes camarades me surnommaient même « l’intello » et je n’ai jamais pu me faire des amis. Ma posture s’est modifiée, et petit à petit, je me suis recroquevillé. Mais j’ai tenu bon et j’ai réussi à intégrer l’institut Suo. Un établissement pour garçons où le passage entre le collège et le lycée se fait automatiquement. Au début, je ne voyais pas le problème au fait de ne pas avoir de filles dans mon entourage. L’élève de primaire que j’étais ne voyait pas les filles autrement que comme des êtres bruyants, bêtes et vicieux. Pour moi, le fait d’être dans un établissement pour garçons était un avantage. Mais les gens changent. Et la puberté m’a changé, moi aussi. — Vous étiez au courant, professeur ? Aussi sérieux qu’il paraisse, Sasaki sort avec son amie d’enfance ! Quant à Domoto, du club de voile, il a perdu sa virginité cet été sur une plage ! Et Sakagami du club de sciences parle avec une fille qu’il a rencontrée au festival culturel ! Les garçons de ma classe qui avaient une petite amie étaient vus comme des héros. Dans cet établissement où les résultats scolaires étaient maîtres, c’était la seule façon de se démarquer un peu des autres. — Je suis tellement jaloux d’eux. Mais malheureusement, moi, je n’ai pas de succès. C’était là une vérité inébranlable. J’étais plus petit que la moyenne et j’avais un physique plutôt banal. Autant dire que le garçon pragmatique aux lunettes noires que j’étais ne faisait pas partie des garçons populaires. — Je peux même compter sur les doigts de la main le nombre de fois où j’ai eu une discussion avec une fille. Toucher une fille, je ne sais pas ce que c’est, et je crois 15

même que je n’ai jamais croisé le regard de l’une d’elles. C’est pour ça. C’est pour ça que je suis en retard. Mon cœur ne bat jamais la chamade ! Je haussai la voix, tapai du poing sur la table et très vite, les larmes me montèrent aux yeux. Si le temps se mesurait bien en nombre de battements de cœur, je ne voyais pas d’autre explication à mon retard. J’étais sûr que personne ne comprenait la tristesse qui m’envahissait chaque fois que l’on m’appelait Fifteen-Love 1 au club de tennis… Je claquais la langue à chaque fois que je croisais un couple dans la rue, je fuyais sans raison les illuminations de Noël 2, et je devenais muet sitôt qu’une conversation entre amis virait sur le sujet de l’amour. Je n’avais jamais su comment réagir à tout ça. La jeunesse, la passion, et le désir… J’avais passé mon temps à renfermer en moi mon envie de découvrir les plaisirs charnels. Puis, j’étais devenu impatient. Je craignais que le feu de printemps de ma vie reste pour toujours à l’état de fumée et finisse en cendres sans jamais s’embraser. J’avais toujours voulu changer, mais n’avais jamais rien fait pour. Je ne savais pas dire pourquoi, mais les filles m’effrayaient. Je craignais de ne jamais m’en remettre si je me faisais rejeter. J’étais resté avec ma peur de l’inconnu sans jamais avancer, tourmenté par mon sentiment de frustration. Je me contentais de maudire le temps perdu. À force de me consacrer à mes études 1. N.d.T. : Fifteen-Love est le titre d’un manga dans lequel le héros, un collégien champion d’athlétisme, se reconvertit au tennis et rêve de devenir le meilleur joueur du monde. 2. N.d.T. : Au Japon, il est de coutume de fêter Noël en amoureux. 16

dans cet établissement où je ne croisais que des garçons, j’avais l’impression que mon avenir s’était noirci. — Si c’est ça, ce qui m’arrive est un cadeau du ciel, professeur ! Cela signifiait que, n’ayant jamais eu de relation avec une fille, les battements de mon cœur étaient considérablement plus lents que la moyenne. Le Seigneur avait sûrement dû avoir pitié de moi et décidé de me donner l’opportunité de rattraper le temps perdu de ma jeunesse. C’était la conclusion à laquelle j’étais arrivé, la veille. — Pardon de m’être donné en spectacle, mais cela m’a permis de prendre ma décision. Merci de m’avoir écouté. Face au professeur, je terminai mon monologue par « Sur ce… » et me penchai en avant pour le saluer. Je n’avais plus aucun doute. Déterminé, je tournai les talons et me dirigeai d’un pas vif vers la sortie. Oui. Ce phénomène de temps suspendu était sûrement le temps perdu de ma jeunesse que le Seigneur me rendait. Alors, la volonté divine était sûrement de me laisser l’utiliser comme bon me semblait. J’avais pris ma décision. Je ne reviendrais plus en arrière. Je comptais bien profiter de ce temps pour me rapprocher des filles. Physiquement, bien sûr…

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