Interview de Katarina et Ryôsuke Fuji autour de Shangri-La Frontier

Le salon Japan Expo de 2023 fut particulièrement riche en termes d'invités, de tous horizons. Du côté des éditions Glénat, les mangaka à l'honneur étaient indéniablement Katarina et Ryôsuke Fuji, respectivement auteur et dessinateur du manga Shangri-La Frontier. Certains fans chanceux ont pu rencontrer les deux artistes lors de séances de dédicace. De notre côté, nous avons eu le privilège de nous entretenir avec eux lors d'une interview retraçant leur parcours, le développement de la série, et la manière d'adapter en manger le roman de fantasy.


"Shangri-La Frontier: Kusoge Hunter, Shin-ge ni Idomantosu" est né de la main de Katarina, en tant que web-roman publié dès 2017 sur la plateforme Syosetsu, lieu où de nombreux récits littéraires ont émergé avant de devenir de light novel. En 2020, une adaptation manga est lancée dans le Shônen Magazine de l'éditeur Kôdansha, et dénombre à ce jour 14 volumes au Japon. Cette version est dessinée par Ryôsuke Fuji, mangaka que nous avions déjà vu à l’œuvre sur le spin-off L'Attaque des Titans: Lost Girls, lui-même une adaptation d'un roman signé Hiroshi Seko.


Fort de son succès, Shangri-La Frontier va connaître une adaptation animée produite par le studio C2C dès le 1er octobre, qui sera diffusée chez nous sur Crunchyroll. Une adaptation en jeu vidéo par le studio Netmarble Nexus est aussi en chantier pour retranscrire le vaste univers MMORPG de la série. Le manga rencontrant déjà un franc succès dans nos contrées avec ses 250 000 exemplaires écoulés, il y a fort à parier que ces projets futurs renforceront la popularité de l’œuvre.




Nous aimerions d'abord aborder les bases de Shangri-La Frontier. Katarina, comment en êtes-vous venu à écrire le web-roman original ?

Katarina : Je suis un gros lecteur de romans, mais mon œuvre idéale était dans ma tête. C'est pourquoi je me suis décidé à l'écrire !


Vous publiez le roman en indépendant sur internet, et il n'existe pas de forme physique. Avez-vous déjà entrepris des démarches auprès des éditeurs pour une publication en volumes ?


Katarina : Je n'ai jamais envoyé mon roman à un quelconque éditeur. On m'a sollicité à plusieurs reprises pour une sortie physique, mais le projet n'a jamais abouti. Le seul contact fructueux avec un éditeur fut lorsque Kôdansha m'a contacté pour une adaptation en manga.


Ryôsuke Fuji, avant Shangri-La Frontier, nous vous avons découvert sur le manga L'Attaque des Titans: Lost Girls. Pouvez-nous nous parler de votre parcours de dessinateur, ainsi que de votre expérience sur ce spin-off de l’œuvre de Hajime Isayama ?


Ryôsuke Fuji : En tant qu'auteur de mangas, L'Attaque des Titans: Lost Girls fut ma première série. Avant ça, j'étais assistant pour différents auteurs. J'avais surtout la tâche de dessiner les différents paysages.



© Katarina, Ryosuke Fuji / Kodansha Ltd.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le projet d'adaptation de Shangri-La Frontier en manga ? Katarina, quelle fut votre réaction lorsque ce projet vous a été annoncé ?


Katarina : Mon éditeur, M.Inoue, m'a envoyé un message privé sur Twitter afin de me proposer cette adaptation. J'ai d'abord pensé à un spam, ce fut ma première réaction. (rires)


De votre côté, Fuji-sensei, comment le projet est-il arrivé entre vos mains ?


Ryôsuke Fuji : Avant de recevoir la proposition de dessiner la série, je ne connaissais pas Shangri-La Frontier. J'ai commencé à lire l’œuvre dont le sujet m'intéressait beaucoup, étant donné que je suis moi-même un gameur. Parce que je joue moi aussi, je me suis dit que j'étais capable de me charger de ce manga.



© Katarina, Ryosuke Fuji / Kodansha Ltd.

Les "kusoge" (contraction et kuso et game pour désigner les mauvais jeux) sont une véritable institution. Katarina, comment l'idée de ces jeux vous est venue pour l'histoire ? Est-ce un type de jeux qui vous a vous-même marqué ?


Katarina : À l'origine, je suis aussi un gameur. Mais j'aime aussi beaucoup regarder jouer d'autres personnes en streaming. Dans ces moments, il m'arrive de me dire que je pourrais faire mieux à la place de ceux que je regarde. Ou alors, j'imagine des manières différentes de procéder par rapport à ce que je vois, et je trouve ça intéressant. Il m'arrive de tomber sur des joueurs assez nuls, qui n'arrivent à rien, parfois face à des kusoge. Je trouve ces expériences très amusantes, et c'est de là que me vient l'idée des jeux nuls pour définir les bases de la série.


De votre côté, Fuji-sensei, avez-vous déjà expérimenté des kusoge ? Que ce soit dans votre expérience de gameur, ou tout simplement pour vous imprégner de la personnalité du héros ?


Ryôsuke Fuji : Je ne suis pas un chasseur de kusoge. Néanmoins, il m'arrive d'acheter de jeux bradés, à bas prix, et il s'agit parfois de titres mauvais. Mais je ne fais pas exprès. (rires)


Comme Sunraku, je suis un gameur et je comprends son état d'esprit. Mais j'ai du mal à saisir sa fascination pour les jeux nuls.


Comment se déroule la conception d'un chapitre de Shangri-La Frontier ? Échangez-vous beaucoup entre vous ? Comment percevez-vous votre collaboration ?


Ryôsuke Fuji : Dans un premier temps, je lis le roman de Katarina-sensei avant de dessiner le storyboard. M. Inoue, notre éditeur, lit cette ébauche avant que je passe au dessin même de la planche. Katarina-sensei intervient pour les textes et les dialogues. Par exemple, il apporte des noms d'attaques et de techniques qui n'existent pas dans le roman.



© Katarina, Ryosuke Fuji / Kodansha Ltd.

L'écriture du roman original est toujours en cours. Katarina, avez-vous pensé un fil rouge de l'histoire et une structure précise dès le départ ? Ou préférez-vous vous laisser voguer dans l'aventure, tel un joueur de MMORPG ?


Katarina : J'avais déjà des idées quant aux grands événements de l'histoire, déjà très tôt dans l'écriture du roman, y compris la fin. Mais j'invente au fur et à mesure les aventures plus mineures entre deux grands arcs.


Fuji-sensei, rencontre-vous certaines difficultés à mettre en dessin l'univers vidéoludique pensé par Katarina-sensei ? Nous savons notamment que vous vous documentez beaucoup pour établir le bestiaire. Est-ce le cas pour d'autres aspects de la série ?


Ryôsuke Fuji : Effectivement, je fais beaucoup de recherches, surtout quand je dessine quelque chose que je ne connais pas bien. Par exemple, lorsque je veux dessiner un ciel, je vais récupérer de nombreuses photos d'archive, car un ciel présenté dans un manga est différent de celui que l'on voit dans la réalité.


Parmi les aspects intéressants de Shangri-La Frontier, il y a le choix de ne pas dépeindre un jeu de la mort. Sunraku n'est pas enfermé dans le jeu, il fait même des allers et retours entre sa partie et la réalité, ce qui permet de traiter les deux dimensions. Il en vient même à aller chercher des solutions, comme tout gameur de la vraie vie. Katarina-sensei, aviez-vous l'ambition de retranscrire l'authenticité de la réalité dans ces choix ?


Katarina : Quand on évoque le genre death game, on en arrive toujours à Sword Art Online et .hack//. Si on regarde quelqu'un jouer dans la vraie vie, sur YouTube par exemple, on verra quelqu'un s'amuser. J'ai pensé qu'il était tout à fait possible d'écrire une histoire sur un joueur qui, comme nous, recommence en boucle une étape de l'aventure pour la réussir. Il n'y a pas besoin d'être dans cette protection de la vie du protagoniste pour créer un récit intéressant.



© Katarina, Ryosuke Fuji / Kodansha Ltd.

Fuji-sensei, vous retrouvez-vous dans les choix de Katarina-sensei en ce qui concerne l'écriture de Shangri-La Frontier ?


Ryôsuke Fuji : Oui, je partage sa vision. Aussi, je regarde beaucoup de vidéos de streameurs, certains sont même populaires. J'en tire certaines idées pour les actions de Sunraku, afin de rendre le récit encore plus exaltant.


L'une des forces de Shangri-La Frontier est de distiller avec fluidité les éléments de gameplay et les concepts de jeu. À l'inverse, d'autres œuvres ont tendance à directement noyer le lecteur sous un flot d'informations. Katarina-sensei, comment parvenez-vous à cette justesse dans l'écriture du roman ?


Katarina : Je fais particulièrement attention à ce que le lecteur s'identifie à Sunraku. C'est un personnage qui joue au jeu vidéo, il n'en est donc pas le créateur. Au départ, il ne connaît pas grand-chose. Aussi, s'il affronte un gobelin, il obtiendra simplement son arme. Mais en connaissant mieux l'univers du jeu, on saura que vaincre ce gobelin donnera un trésor. Sunraku est nouveau, aussi il ne fait que récupérer l'arme, et ce serait la même chose pour tout joueur débutant. Il est donc important de raconter l'histoire avec les yeux du protagoniste, et non ceux de l'auteur.


Fuji-sensei, cet équilibre vous a-t-il marqué lorsque vous avez lu le roman Shangri-La Frontier pour la première fois ?


Ryôsuke Fuji : Tout à fait, il y a cette fluidité dans le roman de Katarina-sensei. Dans un manga, la narration est censée être différente. On ne peut pas tout raconter par le texte, car le rythme peut en pâtir. Surtout, Sunraku est seul au début de l'histoire. Il parle seul, ce qui implique de lire ses pensées. Parce que cela donnait trop de textes, j'ai dû ajuster cet aspect. Plus tard, le héros se fait des amis, ce qui amène de véritables conversations. C'est par elles que le récit aborde plus en détail les spécificités du jeu, ce qui était plus simple à retranscrire dans le manga.



© Katarina, Ryosuke Fuji / Kodansha Ltd.

Le masque que revêt Sunraku est particulièrement étonnant. Dans le roman, il est déjà établi comme celui d'un oiseau. Mais comment a-t-il été créé visuellement ?


Katarina : Ça remonte à tellement loin, on ne s'en rappelle pas vraiment ! (rires)


Ryôsuke Fuji : Il y a effectivement dû y avoir des échanges à ce sujet entre nous. (rires)


Katarina : Le masque de l'oiseau correspond à une race bien précise. On pouvait donc facilement se documenter à partir d'images réelles de l'animal. Il me semble que Fuji-sensei m'a envoyé ses esquisses, que j'ai validées.


Néanmoins, il y a eu un changement dans le design de Sunraku. Dans le roman, le héros porte des sandales. Mais comme le manga est beaucoup plus visuel, nous avons décidé de le mettre pieds nus.


Ryôsuke Fuji : J'ai fait une tentative de dessin en enlevant ces sandales, pour voir ce que rendrait Sunraku pieds nus. Dans tous les cas, je devais me plier à la décision de Katarina-sensei, mais il se trouve qu'il a validé l'ébauche avec absence de sandales.


Enfin, concluons sur le projet d'adaptation animée, actuellement en cours de production. Y avez-vous contribué de quelque manière que ce soit ?


Katarina : De mon côté, je participe souvent aux réunions de production. Les équipes en charge de l'anime me posent leurs questions, ce qui me permet de superviser le projet. Et si besoin, je donne des développements supplémentaires sur l'univers.


Ryôsuke Fuji : Je fais entièrement confiance aux équipes en charge de l'anime, ce qui fait que je ne participe pas beaucoup. Je réponds aussi à des questions qui peuvent aussi bien concerner la couleur d'un élément qu'un paysage ou un environnement. Dans ces cas-là, je fournis les visuels d'archive que j'ai utilisés pour mes propres dessins.



© Katarina, Ryosuke Fuji / Kodansha Ltd.


Interview menée par Takato. Remerciements à Katarina et Ryôsuke Fuji ainsi qu'à leur éditeur, M. Inoue, pour avoir accepté cette rencontre. Nous remercions aussi les éditions Glénat et Laetitia Matusik pour l'organisation de l'interview.