Rencontre à plusieurs médias avec Junji Itô

Junji Itô était l'invité phare des éditions Mangetsu, et l'un des mangakas attendus pour l'édition 2023 du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Son exposition a attiré les foules, et certains ont même bravé le froid et la nuit pour espérer faire partie des heureux élus qui remporteront une dédicace du maître (une initiative malheureusement entachée par des personnes accréditées peu scrupuleuses qui n'ont pas hésité à user de leur passe droit pour entrer avant le public dans le musée). Parmi les notes bien plus joyeuses, rappelons que l'artiste a remporté Un Fauve spécial au cours de cette édition 2023, au même titre que les mangakas Ryôichi Ikegami et Hajima Isayama.


De notre côté, nous avons eu l'immense honneur de nous entretenir de nouveau avec l'un des piliers du manga horrifique, aux côtés du blog Le Cabinet de Mccoy et des sites Comixtrip et Comicsblog. Quelques mois plus tard, et tandis que l'ouvrage Fragments d'horreur paraîtra dans moins de deux semaines aux éditions Mangetsu, retour sur cet entretien croisé.




À la suite de longues années de pause, qu’est-ce que vous a apporté la création de Sensor et de Zone Fantôme ?


Junji Itô : J’ai dessiné Sensor après La Déchéance d’un Homme, et j’ai voulu traiter les énigmes de l’univers dans cette histoire. C’est un récit que j’ai commencé en toute liberté, sur lequel je faisais un peu tout ce que je voulais. Mais le thème que j'avais choisi était tellement vaste que, finalement, je ne suis pas entièrement satisfait du résultat.

Ensuite, pour Zone Fantôme, j’ai vraiment multiplié les réunions avec mon éditeur pour bien préparer le travail à chaque histoire. Je pense que l’apport de la collaboration éditoriale a été très important. De plus, je disposais de beaucoup de temps pour dessiner ces histoires puisqu’elles étaient publiées sur internet. J'avais moins le stress des délais, ce qui m'a permis de bien construire mes récits.

Il y a deux extrêmes entre ceux deux œuvres. Sur Sensor, j'ai fait tout ce que je voulais. Et pour Zone Fantôme, j’ai vraiment préparé l'œuvre en discutant avec mon éditeur. Ce sont deux récits qui m’ont permis d’expérimenter ces deux extrêmes.


 

Sur Zone Fantôme, avez-vous apprécié la liberté que vous offrait le numérique, la libération des contraintes d’une page ou de la limite de nombre de planches ?


Junji Itô : Oui. Concernant le numérique, c’est vrai que c'est mieux sur papier, parce qu’on se rend davantage compte qu'on a réalisé un dessin. En même temps, le numérique dispose de nombreux d’outils très pratiques. Par exemple, je peux faire mes points dessinés en un instant sur un grand écran, ça me permet de gagner en vitesse, et m’apporte beaucoup de facilité pour travailler. Concernant le nombre de pages, c’est vrai que le fait de ne pas être limité m’apporte une très grande liberté. J’ai l’impression de pouvoir dessiner tout ce que je veux et, en tant qu’expérience, je suis reconnaissant de pouvoir faire ça.


Une petite question sur votre exposition, par rapport à la scénographie, assez incroyable. Peut-on se plonger dans l’ambiance d'une telle exposition quand on est soi-même auteur des œuvres présentées ?


Junji Itô : C’est vrai que comme mes planches sont sur papier, les voir encadrées avec raffinement au mur, rien que ça, les mettent en valeur. Mais en plus il y a tout ce décor avec une construction qui rappelle les maisons traditionnelles japonaises. Mes dessins sont agrandis au mur, appuyés par un travail sonore effrayant. Ça m’a permis de voir avec un regard neuf et frais mes propres œuvres.



Exposition : Junji Itô - L'antre du délire


Vous êtes déjà venu en France en 2015. Mais cette fois-ci, votre participation doit être particulière. Comment vous sentez-vous après une semaine de marathon à travers la France entre Marseille et Paris ?


Junji Itô : Effectivement, c'est la deuxième fois que je me rends à Paris et à Angoulême. J’ai retrouvé des paysages qui étaient restés gravés dans ma mémoire, ça m'a rendu heureux de les revoir. Les architectures et les bâtiments français ont une histoire très longue, et ils sont très artistiques. Ce sont des structures inimaginables au Japon. J’ai aussi beaucoup profité des paysages de Marseille.

Pour ces trois villes, j’ai réellement apprécié de découvrir ces paysages. Je suis allé aux catacombes à Paris et c’était très impressionnant, beaucoup plus que ce que je pensais. Tout ceci constitue une expérience merveilleuse, et voir tous ces lecteurs qui sont venus contempler l’exposition, pour ensuite venir à la dédicace, m'a rendu heureux.

Miyako Sloccombe, l'interprète de M. Itô, était aussi visée par la question, et apporte le commentaire suivant  : Personnellement, le programme est effectivement très chargé. Mais l’ambiance est extrêmement chaleureuse, aussi bien de la part de l’équipe de Mangetsu que de celle de M. Itô et de son équipe. C’est que du bonheur, tous les jours.


Revenons à Zone Fantôme, concernant l’histoire de Maudite Madone qui se situe dans l’école chrétienne dans la Zone Fantôme. D'où provient votre fascination récente pour la religion et la mythologie chrétienne ?


Junji Itô : C’est simplement que dans mon entourage, on m’a dit que la Bible avait un contenu très intéressant; j'en ai donc acheté un exemplaire. Moi-même je ne suis pas chrétien, et je n’ai pas encore tout lu. Mais j’ai pensé que l'ouvrage constituer des ingrédients intéressants pour dessiner des histoires comme Maudite Madone. Aussi, le catholicisme une religion avec une histoire très ancienne, et on y trouve dedans toutes sortes d'épisodes intéressants que j’ai eu envie d'utiliser dans mes histoires.



Restons un peu sur vos recueils de nouvelles, mais cette fois sur les thématiques du rêve et du sommeil. Avez-vous en tête des concepts que vous souhaitez approfondir ? Je pense particulièrement à ce que vous avez développé dans Léthargie d’un Rêve sans fin, le rêve qui ne se termine jamais et se développe, encore et encore, jusqu’à ce que ça transcende directement le corps de la personne.


Junji Itô : Les rêves représentent effectivement quelque chose de très étrange. La simple question “pourquoi rêve-t-on ?” m’intrigue beaucoup. Aussi, je pense que si je trouve d'autres idées intéressantes à ce sujet, j‘aurais envie de les utiliser dans des histoires, et je suis quasiment persuadé que je trouverai encore des intrigues relatives à ce concept.


Nous aimerions aborder votre adaptation de Frankenstein de Mary Shelley. C'est une œuvre particulièrement forte, que nous adorons., Quels souvenirs avez-vous de cette parution, notamment sur le travail d’adaptation ? Comment avez-vous imprégné le récit d’origine de votre patte horrifique ?


Junji Itô : Je ne me souviens plus exactement en quelle année nous étions, mais il y avait une adaptation de Frankenstein par Kenneth Branagh. Comme Asahi Sonorama, mon éditeur, avait eu cette information, il m'avait proposé de sortir une adaptation de Frankenstein en même temps que le film. Jusqu’ici j’avais fait peu d'adaptations, et je partais rarement sur des histoires qui existaient déjà. Pour ces raisons, ce travail m'inquiétait un peu, mais je me suis dit “Pourquoi ne pas essayer?”.

J’avais déjà vu le film Frankenstein avec l’acteur Boris Karloff qui jouait le monstre. C’est un film qui m’a profondément marqué. Mais je n’avais jamais lu le roman, ce que j'ai fait avant de m'atteler à cette adaptation. J’ai été étonné de voir que ce récit a un aspect très philosophique, chose que l’on ne trouve pas dans le film. Ça m’a donné envie d'être fidèle au roman d'origine. Certes, j’ai changé beaucoup d'éléments, mais j’ai essayé d’être fidèle à l’esprit de l'œuvre. C'était très important pour moi.

Une autre chose  m’avait marqué dans le roman : lorsque Monstre demande à Frankenstein de recevoir une femme. Mais finalement, elle n'est pas conçue au sein du roman. Alors, je me suis dit qu'il pourrait être intéressant si, dans mon manga, Frankenstein concevait la femme du Monstre. Je suis parti de la manière dont le Monstre est fabriqué, en assemblant plusieurs morceaux de chair et de corps recueillis dans des tombes. Pour la tête de l'épouse, j’ai imaginé ce que serait une femme guillotinée. Je trouvais qu’au niveau du scénario, l'idée serait encore plus intéressante si la femme guillotinée était un personnage important de l’intrigue, c’est-à-dire la domestique condamnée alors qu’elle était innocente. Quand le film de Branagh est sorti, je me suis rendu compte qu’il avait fait la même chose : la femme de Frankenstein était conçue ! Le fait que Kenneth Branagh ait eu la même idée pour son film m'a beaucoup amusé.



Puisqu’on parle de la construction des corps, nous aimerions parler de leurs destructions. Pourquoi, dans vos œuvres, les corps sont-ils détruits ? Quel est le lien entre ces destructions et la folie, et pourquoi cette folie-là devient horrifique ?


Junji Itô : Concernant la destruction de corps, je demande parfois que si le mien était détruit, que se passerait-il ? Cette idée m'effraie, et je pense que c’est cette appréhension qui s’exprime dans mes œuvres. Concernant la part de folie, je pense être beaucoup influencé par un romancier japonais, Yasutaka Tsutsui. C'est un auteur de science-fiction qui traite beaucoup du thème de la folie, ce qui m’a beaucoup influencé. Chez lui, la folie atteint un tel point qu'on se dirige vers l'humour, vers le rire. C’est extrêmement intéressant, et je pense que ça m’a profondément marqué.


Dans votre œuvre, il y a une ressemblance assez étrange avec Hans Ruedi Giger; le plasticien suisse. Comme vous, il explore les limites du corps, mais avec un angle bien plus mécanique. La couverture de l'artbook, sorti récemment sur Mangetsu, m’a beaucoup fait penser à son art. Avez-vous un regard sur son œuvre ? La connaissez-vous ? Vous donne-t-elle envie d’explorer du body horror plus mécanique ?


Junji Itô : Oui, j'aime énormément le travail de Hans Ruedi Giger, que j’ai découvert avec Alien. Ce monstre à la tête en longueur m’a énormément marqué, jamais je n'avais imaginé une créature pareille. Je suis devenu immédiatement un grand fan de Giger, si bien que j’ai acheté toute la série d'artbooks "Necronomicon". J'ai ainsi découvert ses paysages tout droit sortis des enfers, réalisés au airbrush. J’étais vraiment fasciné par son imagination débordante. En étant aussi admiratif, son travail m’a beaucoup influencé.

Effectivement, dans Gyo, il y a un aspect plus mécanique des corps. À l’origine, la mécanique au niveau du design devait être encore plus poussée. Mais comme il fallait que les lecteurs pensent avoir à faire à des êtres vivants, j’ai évité d'aller trop loin. Une des histoires courtes de Zone Fantôme tome 2, Le Village d'Éther, prend pour thème les machines à mouvements perpétuels . Dans ce récit, on trouve énormément de corps plus mécaniques. Le recueil va sortir chez Mangetsu en avril, vous pourrez le découvrir dans sa traduction à ce moment-là. (ndt : l'ouvrage est disponible depuis le 3 mai 2023).



© Hans Ruedi Giger

Enfin, revenons sur la façon que vous avez de traiter l’humour. En lisant vos œuvres, on voit que ces dernières se rapprochent de l’absurde. Peut-on découvrir vos histoires comme des récits d'épouvantes qu'on se raconte entre amis, mais pour au final pour se faire rire ?


Junji Itô : Moi-même, j’aime beaucoup les comédies et les histoires humoristiques. Il est vrai que tout en dessinant des histoires qui font peur, pour détendre l'atmosphère et permettre au lecteur de respirer, il m’arrive d’ajouter des éléments comiques. Peut-être pouvons-nous comparer ça à des amis qui se réunissent entre eux pour se faire peur, et qui vont en même temps inclure quelques touches d’humour pour faire monter l'ambiance. Ces éléments sont peut-être présents dans mes mangas, en effet.


Interview menée par Alix (Comixtrip), Piai (Le Cabinet de Mccoy), Antoine Boudet (Comixblog) et Julian (Manga News). Remerciement à Junji Itô pour avoir accepté la rencontre, à l'équipe des éditions Mangetsu pour son organisation, à son interprète Miyako Sloccombe, et à Asahi Shinbun, l'éditeur de l'artiste.