Rencontre avec Rei Hiroe

Comme nous vous l'avions fait deviner sur notre blog (voir le billet), c'est avec un certain plaisir que nous avons pu interviewer Rei Hiroe, à qui l'on doit la célèbre série Black Lagoon ! Invité d'honneur du salon Art to Play quelques jours plus tôt, l'auteur a prolongé son voyage en France avec une escale parisienne. Cela nous permit de le rencontrer dans les locaux de Kazé Manga, pour un entretien plus détendu qu'à l'accoutumée, même si le mangaka nous avouait être fatigué de son escapade nantaise, et stressé quant au fait de s'exprimer sur sa vie et sa carrière...
  
    
    
Manga-News : Bonjour M. Hiroe et merci de nous consacrer un peu de votre temps durant ce séjour français ! Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ainsi que votre parcours professionnel ?
Rei Hiroe :  J'ai fait mes débuts de mangaka grâce à quelques contacts dans le monde de l'édition, qui m'ont permis de réaliser une première histoire, Hisuikyou Kitan, qui a été publiée chez Kadokawa Shoten et qui a même fait l'objet d'une réédition. J'ai ensuite écrit un nouveau titre intitulé Shook Up!, édité dans la revue Comic Dragon. Quelques années plus tard, j'ai rencontré M. Natsume, mon éditeur actuel au sein de la Shogakukan, et c'est alors que la publication de Black Lagoon a débuté. 
   
 
   
      
  
Certains mangakas vous ont-ils  inspiré dans votre jeunesse ?
D'un point de vue purement graphique, j'ai été influencé par la série franco-belge Soda. Du côté des auteurs japonais, je pense me rapprocher d'Akihiro Ito (Geobreeders, Wilderness), mangaka qui travaille pour le même magazine que moi, le Sunday Gx
     
 
Pourriez-vous nous citer quelques mangas que vous considérez comme incontournables, ou que vous auriez aimé écrire ?
Eh bien... En premier, Black Lagoon, évidemment ! (rires)
C'est une question difficile... Si vous me permettez de sortir de la production japonaise, je dirais Blacksad, même s'il n'y a que deux tomes qui ont été édités au Japon. J'aime beaucoup son ambiance de roman noir et l'efficacité de sa narration. D'habitude, les histoires avec des animaux anthropomorphes ont tendance à être destinées aux enfants, mais cette série ne tombe pas dans cet écueil, pour aborder des thématiques très dures comme la discrimination.
      
 
       
     
En France, nous vous connaissons via la série Black Lagoon. La série semble avoir été entamée par le biais d'une histoire courte qui a d’abord été publiée en 2001. Pouvez-vous nous dire quelles sont les différences avec la série actuelle ?
Ce pilote s'intitulait Sub Zero. Il y a beaucoup de divergences sur le physique des personnages : Revy avait les cheveux beaucoup plus longs, elle portait des lunettes de soleil,... Au niveau de l'histoire par contre, les bases étaient déjà là, mais ce chapitre one-shot a été plébiscité par les lecteurs du magazine, au point que les éditeurs m'ont proposé d'en faire une véritable série. 
     
  
Qu’est ce qui vous a poussé à placer votre histoire dans l’univers de la piraterie ?
J'ai été inspiré par des faits réels. A l'époque, j'avais découvert en suivant les actualités que le monde marin était touché par des attaques de pirates modernes. J'ignorais totalement que le phénomène de la piraterie subsistait encore, et je m'y suis peu à peu intéressé en profondeur, pour inventer l'histoire de Black Lagoon.
     
    
Dans cette série, vous avez créé des personnages très forts, très charismatiques. Comment avez-vous imaginé de tels protagonistes ?
Je n'ai pas de méthodes particulières pour les concevoir, ce sont des idées qui me viennent par hasard, naturellement. Je ne saurais plus vous dire comment est né chaque personnage, mais je pense qu'inconsciemment, j'ai été influencé par la multitude de films et de séries que j'ai pu suivre.
   
 
Existe-t-il un film qui vous a inspiré en particulier, plus que les autres ? 
Pour citer quelques exemples concrets... Le tatouage que l'on voit sur l'épaule de Revy est une référence directe à celui de George Clooney dans Une Nuit en Enfer. Le personnage de Chang est quant à lui tiré du film de John Woo : Le Syndicat du Crime, un classique du film noir hongkongais. 
       
   
       
     
On note également dans votre série de nombreuses références musicales. Est-ce là le reflet de vos propres goûts ou bien un simple travail de documentation pour coller au thème de l'œuvre ? Travaillez-vous en musique ?
Il m'arrive en effet d'écouter certains morceaux en travaillant, mais je ne suis pas non plus un grand spécialiste. Mes références sont surtout issues des bandes-sons de certains films, mais pour le reste, j'ai des goûts très éclectiques, allant du heavy metal aux chants folkloriques ! 
     
 
Quel personnage vous demande le plus de travail, d'un point de vue graphique ?
Je pense qu'il s'agit de Revy. Étant présente depuis toutes ces années, je l'ai dessiné un nombre incalculable de fois, dans des situations et des émotions très différentes. Je dois faire attention à ne pas partir vers une autre direction au fil du temps, pour ne pas dénaturer le personnage initial. 
   
  
Revy représente-t-elle votre idéal féminin ?
Pas vraiment ! C'est une femme très enjouée, très dynamique, mais au vu de son caractère explosif, je ne chercherais pas à m'approcher d'elle ! (rires)
    
 
Plus généralement, on note que ce sont les femmes qui prennent les armes tandis que les hommes ont des rôles plus posés. Cela forme une sorte d’inversion des rôles par rapport à ce que l'on voit d'habitude. Qu'est-ce qui a justifié ce choix ? Est-ce une des clés de la réussite de la série ? 
Au départ, ce n'était pas un choix réfléchi, mais il s'est imposé naturellement au fil de l'aventure. Je pense que je suis simplement quelqu'un qui aime les femmes dynamiques ! (rires)
C'est sans doute un des points forts de la série, oui, mais je ne dirais pas que la popularité du manga se résume à ça. Cela dit, je suis très heureux de croiser des femmes qui apprécient ma série ! 
       
 
    
         
Était-il facile d’imposer un univers aussi violent à votre éditeur ? Pensez-vous pouvoir aller encore plus loin dans cette ambiance ?
Dès le départ, il était convenu avec mes responsables que Black Lagoon serait axé sur l'action et la violence, donc il n'y a jamais eu de problèmes par la suite ! Je suis prêt à aller vers encore plus de sensationnalisme si cela est nécessaire à l'intrigue, cependant je ne souhaite pas non plus que mon manga se cantonne à sa violence. 
  
 
Doit-on voir aussi dans cette violence un reflet des dérives de notre société actuelle, et de toutes les images choquantes que peut nous offrir l'actualité ? 
Effectivement, on peut en faire un parallèle... Mais surtout, j'essaie surtout de faire émerger la violence cachée, celle qui n'est pas tous les jours sous le feu des médias.
      
   
A un certain point de l'aventure, le scénario devient très complexe, des triades à la mafia russe en passant par les yakuzas, les différentes forces en présence sont particulièrement nombreuses. N'est-il pas compliqué de jongler avec autant de personnages en même temps ? N’avez vous pas peur de perdre un peu le lecteur ?
C'est vrai, j'ai tendance à complexifier mes histoires pour avoir une intrigue assez forte. Mais si cela est très clair dans mon esprit, il est parfois difficile d'arriver à le retranscrire sur papier pour que les lecteurs puissent tout saisir... A l'avenir, je pense que les prochaines aventures du Lagoon seront moins denses et plus accessibles.
     
 
Votre éditeur vous aide-t-il pour aller dans ce sens ?
(Le responsable éditorial de Rei Hiroe, M. Natsume, prend alors la parole)
M. Natsume : Au départ, l'histoire était très simple, mais les personnages se sont rapidement multipliés. Nous devions rapidement réfléchir à leurs histoires respectives, ainsi qu'aux relations qui les unissent. Cela allait dans le sens de la complexité désirée par M. Hiroe, et nous l'avons soutenu dans cette voie, tout en le recadrant lorsque l'histoire devenait trop ardue à suivre. Si nous ne disons pas oui à tout, nous continuerons tout de même de l'écouter et d'appuyer ses envies à l'avenir. 
   
 
Et vous M. Hiroe, acceptez-vous facilement d'être contredit ?
Rei Hiroe : Oui, nous avons établi une relation de confiance absolue depuis toute ces années. Si M. Natsume m'indique une nouvelle direction à prendre, ce n'est jamais sans fondement. Je suis toujours ouvert à la discussion, et nos échanges sont toujours très constructifs.
   
   
Jusqu'ici, Black Lagoon est composé de différents arcs de taille variable, plus ou moins indépendants. Avez-vous l'intention de continuer sur cette voie, ou de vous lancer dans une histoire plus continue jusqu'au terme de la série ?
Il n'y a pas vraiment de règles pour la taille de mes histoires : j'essaie avant tout de réfléchir à la longueur qui conviendra pour pouvoir mettre en scène tout ce que j'ai à dire sur l'idée de départ. La suite de la série devrait rester dans ce sens-là, pour le moment.
     
 
En mars 2012, vous annonciez sur votre blog un retour prochain de la série, qui est finalement revenue dans le Sunday Gx à la mi-janvier 2013. Vous êtes-vous fixé de nouveaux objectifs dans votre rythme de travail ?
Eh bien, je n'ai pas vraiment de rythme défini, je travaille au gré de mes envies, sans emploi du temps ! (rires)
    
 
Ah ? Et qu'en pense votre éditeur ? Arrivez-vous à rendre vos travaux à temps malgré tout ?
M. Natsume : Cela demande une certaine adaptation pour s'habituer au rythme de M. Hiroe ! (rires)
Rei Hiroe : Pour être honnête... Je suis souvent en retard... C'est même catastrophique !! (rires)
M. Natsume : Plus sérieusement, je pense que la question du temps est secondaire. M. Hiroe est l'un des auteurs les plus intéressants que je connaisse, et l'important reste la qualité de son œuvre.
          
   
       
        
Pour revenir vers des choses plus légères : le Yellow Flag, bar de Roanapur où les héros de la série ont leurs habitudes, est saccagé voire détruit de manière récurrente tout au long de la série. A combien s'élève le total des réparations ?
Rei Hiroe : Cela doit représenter un coût colossal ! Mais avec tout l'argent sale qui circule dans cette ville, cela ne doit pas être bien compliqué de réunir les fonds à chaque fois ! (rires)
    
 
Parlons un peu de l’adaptation animée : qu’en avez-vous pensé ?
Le réalisateur de la version animée, M. Sunao Katabuchi, a parfaitement saisi l'univers de mon œuvre. Il a même réussi à relater certains points que je n'avais pas eu l'occasion de raconter dans le manga. Je retiens beaucoup de notre rencontre, et je pense que la série en est ressortie grandie. 
    
 
Vous êtes-vous impliqué personnellement dans le projet ?
J'avais un statut d'observateur, de superviseur, comme la plupart des auteurs sur un projet d'adaptation. Je tenais à ce que l'esprit de la série soit conservé, mais en même temps, je ne voulais pas interférer sur le regard du réalisateur ni sur sa mise en scène. J'étais donc présent pendant le processus, mais peu actif. 
   
 
Selon vous, le fait que le découpage des histoires soit modifié par rapport au manga change-t-il quelque chose ?
En effet, mais je pense que le plus gros bouleversement tient dans les dialogues. Leur contenu n'a pas ou peu été modifié, mais l'apport du doublage a apporté une émotion palpable, qui ne coïncidait pas forcément avec ma propre interprétation. Je n'ai réalisé cela qu'au moment de la diffusion de la série à la télévision, ce fut une sacrée surprise !
    
   
Doit-on en déduire que vous n'avez pas interféré dans le casting ou dans la direction des comédiens ? 
Il m'est arrivé d'assister à quelques séances d'enregistrement, mais je ne suis jamais intervenu pour en interrompre une et apporter mon point de vue. Une fois encore, cela tient du travail du réalisateur, dont j'ai respecté les choix.
      
 
Cette version animée constitue-t-elle pour vous un complément à votre manga ? 
Oui, je pense que les deux versions sont très fortes et très différentes. Quoiqu'il en soit, je reste très heureux d'avoir eu la chance qu'un tel projet ait été lancé sur une de mes séries.
    
  
    
     
      
Revenons sur le manga pour parler de l'avenir. Avez-vous déjà en tête la suite des aventures de l'équipage du Lagoon, et surtout, savez-vous comment elles pourraient se conclure ?
En réalité, j'ai déjà en tête la suite et fin de mon histoire, à hauteur de 80% environ. Je sais déjà quelle conclusion je dois apporter pour chaque personnage, mais il reste à mettre cela en scène pour arriver dans la bonne direction de manière cohérente.
    
   
Et avez-vous déjà une idée du moment où cette conclusion surviendra ? 
Non, je ne sais pas encore ! Même si j'ai déjà imaginé la fin idéale, il peut se passer encore bien des aventures, au gré de mes envies. Même si mes éditeurs aimeraient que cela dure le plus longtemps possible ! (rires)
   
     
Remerciements à Rei Hiroe, à M. Natsume, à leur interprète ainsi qu'à l'équipe de Kazé Manga pour cette entrevue.