Vinland Saga - Partie 2 - La ferme de Ketil

Les évolutions du ton

L'anti-violence par la violence

Après un prologue où les membres et les tripes ont volé allègrement sous les coups de hache, l'arc de la ferme de Ketil a sans doute décontenancé voire déçu certains lecteurs qui n'y recherchaient que ça. Pourtant, rappelons que, selon certaines interviews, l'idée de Vinland Saga est partie de l'envie de l'auteur de faire un manga sur la négation de la violence, et qu'il lui semblait primordial, pour cela, de présenter d'abord ce qu'est la violence. Le prologue avait cet objectif clair et est allé au bout de la chose en se montrant très travaillé, en offrant diverses techniques de combat toutes plus sanglantes les unes que les autres. Une fois cela montré, cet objectif atteint, il paraissait évident que la série, dans son arc suivant, allait se montrer plus calme sur ce point, le mangaka n'ayant jamais eu pour objectif premier d'offrir un manga violent de guerre.

Ce qui ne l'empêche pas d'offrir encore quelques moments de combat dense, de rage folle. On pense au tome 12 mettant en scène le furieux Gardar et sa soif de vengeance, ou au tome 13 qui, avec sa bataille acharnée emmenée par des bourrins comme Thorgeir et Ulf,  marque le retour de l'action violente et implacable, toujours rendue aussi densément par le coup de crayon riche de Makoto Yukimura, et par son sens de la mise en scène agressive et tendue. Une bataille déséquilibrée et jouée d'avance, qui entre deux têtes qui volent, deux membres arrachés ou deux effusions de sang, donne l'occasion à l'auteur de peaufiner sa vision des horreurs dans lesquelles nous poussent la colère aveugle et la soif de vengeance. Pris dans sa spirale infernale, Ketil emmène tout le monde dans le chaos, y compris la seule femme à laquelle il tenait.

Ces quelques passages de violence intense arrivent au bon moment pour créer le contraste avec le pacifisme nouveau de Thorfinn, et le message est alors d'autant plus clair, la cerise sur le gâteau étant les 100 coups reçus par Thorfinn sans broncher dans le tome 14, sans oublier la réaction très parlante d'Ormar, peut-être le personnage qui se rapproche le plus du lecteur sur la fin de l'arc en laissant clairement parler son dégoût pour le sang et la violence.

Violente, la série l'est donc clairement moins. Et quand elle l'est, ce n'est que pour confirmer avec force les évolutions pacifistes de certains personnages. L'anti-violence exprimée à travers la violence, tel est le choix fait par Makoto Yukimura. Un choix nourri d'une subtile contradiction, qui est présent depuis le début de la série, mais que Yukimura a nuancé en même temps que son héros.
L'auteur n'est pas le premier à avoir fait ce choix. On peut notamment rappeler Hokuto no Ken qui avait le même parti pris, et dont, rappelons-le, Yukimura avoue être un grand fan.

Un auteur qui évolue avec sa série

Il est quelque chose de fascinant dans Vinland Saga, qui l'est autant que dans les oeuvres d'autres grands auteurs tels le Vagabond de Takehiko Inoue : la tendance de son auteur à évoluer en même temps que sa série, à réfléchir constamment sur ce qu'il dessine et sur ce qu'il souhaite dessiner pour se forger une image claire et changer soi-même.

Ainsi sent-on réellement Makoto Yukimura se poser de nombreuses questions au fur et à mesure qu'il crée son œuvre, et cela se ressent particulièrement dans les longues postfaces qu'il est capable de nous offrir sur les rabats des couvertures des tomes. Postfaces dont vous avez pu avoir un exemple juste avant.

Devenu père pour la 3ème fois pendant qu'il dessinait l'arc de la ferme de Ketil, Yukimura souligne l'abnégation de sa femme dans son rôle de mère de famille, déclare aimer suivre l'évolution des enfants vers le statut d'adulte, et se demande comment devenir un bon adulte. Il raconte la vision qu'il a de son père, se demande s'il pourra devenir un père modèle, espère que ses enfants pourront grandir comme ils le veulent sans trop subir son influence, se sent un peu mal à l'aise face aux jeux de guerre de ses bambins...

Constamment, il s'interroge, et c'est à travers son œuvre qu'il apporte petit à petit des réponses à ses nombreuses questions. La vertu de la mère de famille se retrouve brièvement via le passé d'Arneis, son pacifisme offre un écho aux jeux de guerre de ses enfants... Quant à ses interrogations sur ce qui fait un bon adulte, c'est l'élément moteur de son manga.

Mieux, une postface voit l'auteur s'étonner de son goût pour mettre en scène des relations père-fils. Un élément que je signalais déjà dans ma partie « Filiation » du premier dossier, et qui se poursuit ici avec plusieurs exemples.
La relation entre Ormar et Ketil, bien sûr, avec ce fils qui se sent étouffé, qui a l'impression de n'être qu'un bout de son père et pas lui-même, alors même que son paternel pense à son avenir et souhaitant le préparer à hériter de la ferme.
On peut aussi souligner la relation Ketil/Svenkel. Svenkel préfère vivre paisiblement en se contentant de ce dont il a besoin, alors que Ketil ne pense qu'à agrandir le domaine pour encore augmenter ses richesses et son influence sans comprendre la vanité de tout ceci. Là aussi, père et fils s'opposent via des visions différentes des choses, pour un résultat témoignant surtout d'une certaine forme d'amour paternel, certes peut-être imparfait, mais bien réel.
Et quand on sait que Mr Yukimura est père de trois enfants qui occupent beaucoup de ses pensées, on comprend vite que sa vie et son manga s'influencent sûrement mutuellement !

Que dire de plus ? Un auteur qui a tant de choses à raconter dans son manga et dans ses postfaces, et qui vit autant son œuvre, c'est une marque de grand.