Syndrome 1866 - Actualité manga
Dossier manga - Syndrome 1866
Lecteurs
17.50/20

De l'original à la falsification

 
 

Un point sur Crime et Châtiment

Avant d'entrer dans le vif du sujet, et pour bien comprendre les tenants et aboutissants du manga de Naoyuki Ochiai, un point s'impose sur l'œuvre originale. Paru pour la première fois en 1866 dans le Russian Messenger, magazine littéraire russe du XIXème siècle, Crime et Chatiment marque le début de la période littéraire la plus aboutie et la plus notoire de Fyodor Dostoïevski, période comptant notamment L'Idiot (1868), Les Démons (1871) ou encore Les Frères Karamazov (1880). Son lectorat y découvrit l'un de ses plus célèbres héros : Rodion Romanovich Raskolnikov.
 
Ce jeune homme issu d'une famille modeste s'est installé à Saint-Pétersbourg pour y suivre des études de droits, mais a du les interrompre faute d'argent. Pour se sortir de cette misère, il fomente le projet de tuer une riche usurière, mais se ravise devant l'idée de commettre un meurtre. Apprenant que sa sœur s'engage vers un mariage d'argent pour subvenir à ses besoins, ce qui le confronte à sa propre dépendance, et interprétant différents signes (rêves, discussions diverses,...), Raskolnikov finit par se convaincre du bien fondé de son acte, sous l'idée suivante : quel mal y a-t-il à tuer quelqu'un, si sa disparition peut soulager la société ? Ainsi, l'étudiant finit par préparer toutes les étapes de son crime jusqu'à passer à l'acte, mais tout ne se passe pas comme prévu : Raskolnikov tue également l'innocente sœur de l'usurière qui est arrivée sur les lieux quelques minutes après le premier meurtre. Tandis que l'affaire fait grand bruit à Saint-Pétersbourg, l'assassin se retrouve seul face à ses actes, vacillant sous le poids de ses péchés, tiraillé par ses propres contradictions. De nombreux personnages entoureront ce héros renfermé sur lui-même : sa famille et ses amis, bien incapables d'appréhender ses récents changements d'humeurs; Sonia, fille d'un ivrogne contrainte à vendre son corps pour nourrir sa famille, que Raskolnikov prendra en pitié; Svidrigaïlov, un homme menaçant très intéressé par les femmes et en particulier par la sœur du héros; et Porphyre Petrovitch, juge d'instruction qui ne cessera de le poursuivre.
  


Cette œuvre en six parties et un épilogue connut rapidement un succès retentissant en Russie comme dans le reste de l'Europe. Elle fut notamment traduite en français dès 1884 et en anglais l'année suivante. La psychologie très complexe de Raskolnikov, marquée par ses incessantes contradictions et sa paranoïa, a inspiré de grands penseurs comme Nietzsche, en particulier sur le courant philosophique de l'existentialisme. En effet, le héros de Dostoïevski influe lui-même sur sa vie par ses actes, sans suivre l'ordre et la morale établie ni un quelconque pouvoir religieux (bien que ce dernier soit représenté par Sonia), ce qui en fait un des personnages les plus insaisissable de la Littérature. 
Comme tout grand classique, Crime et Châtiment connut de nombreuses adaptations sur différents supports : on en dénombrera une bonne trentaine, depuis le premier film russe de 1913, réparties d'une plus d'une douzaine de nationalités différentes. Par exemple, on comptera en France  une adaptation théâtrale en 1933, un premier film en 1956 avec Lino Ventura et Jean Gabin, et un second en 1971.
 

  
Du côté du Japon, et plus précisément du manga, c'est un certain Osamu Tezuka qui ouvrit le bal avec Eigoban Tsumi to Batsu en 1953 ! Le Dieu du Manga suit l’œuvre originale de manière assez proche, à l'exception d'une fin très divergente, et emploie quelques-uns de ses personnages cultes pour incarner certains rôles-clés (comme le "Duc Rouge", apparu dans Metropolis, dans le rôle de du juge Petrovitch). En 2007, le titre revient avec deux nouvelles adaptations : Syndrome 1866, dont il est question ici, et Tsumi to Batsu, une des nombreuses réalisations du collectif Variety Artworks, dans le cadre des "manga de dokuha". A l'instar du Capital, d'A la recherche du Temps Perdu ou plus récemment du Manifeste du Parti Communiste, peut-être que cette version verra le jour dans la collection Classiques de l'éditeur Soleil Manga ? Enfin, une nouvelle adaptation en quatre volumes, également intitulée Tsumi to Batsu, vit le jour en 2011 sous la plume de Man F Gatarô. Prépubliée dans le Comic @ Bunch de la Shinchôsa, cette série se veut néanmoins un peu moins fidèle à l'univers d'origine dans son traitement. Cependant, parmi toutes ces versions illustrées, seul le manga de Naoyuki Ochiai a osé franchir le pas d'une modernisation du propos...
    
 
 
  
    

Concordances et divergences

 
Lorsque Naoyuki Ochiai s'est lancé dans la création de son manga, sa volonté était de faire ressentir à ses lecteurs les mêmes émotions et réflexions qu'il a pu ressentir au cours de sa lecture de l'œuvre originale, tout en simplifiant le propos pour rendre l'histoire accessible au plus grand nombre. En effet, Crime et Châtiment est réputé pour sa complexité psychologique, avec des discours philosophiques sur le bien fondé des actes de Raskolnikov pouvant s'étendre sur des dizaines de pages. Il aura fallu à l'auteur de rendre l'ensemble dynamique, en apportant la plus value propre au genre manga : un découpage narratif proche du cinéma et un système de publication épisodique, nécessitant l'apport d'un suspens récurrent à chaque fin de chapitre. De l'aveu même d'Ochiai, les débuts de Syndrome 1866 sont encore hésitants, et peinent à se détacher des racines du récit : on retrouvera ainsi, en début de manga, un rêve de Miroku où il voit un cheval se faire battre à mort. Cette scène est presque calquée entièrement sur l'un des passages les plus célèbres du roman, en lui offrant même un contexte intemporel là où tout le reste se veut modernisé ! Pourtant, au fil des épisodes, l'auteur trouve enfin ses marques, et distille peu à peu des indices pour préparer la suite en avançant à son rythme. Différents personnages et éléments seront évoqués peu à peu pour trouver une pertinence véritable que quelques temps plus tard, enrichissant un peu plus la cohérence générale de l'ensemble. Le manga emprunte alors aux codes du polar, sublimant les rebondissements guidant la progression du héros, mais n'en oublie pas la profondeur psychologique dépeinte par Dostoïevski.
      
Entre la Russie du XIXème siècle et le Japon du XXième, l'intersection commune parait maigre, le point commun le plus flagrant étant l'exode rural des futures "élites" pour réussir dans les grandes villes. Pourtant, comme nous le verrons plus tard, la situation du Raskolnikov de Dostoïevski traduisait déjà la position d'une jeunesse livrée à elle-même, s'enfermant sur elle-même, démunie,... les symptômes récurrents des hikikomoris, en quelque sorte ! C'est donc tout naturellement que Naoyuki Ochiai a fait de son héros un véritable NEET (un jeune sans emploi ni études), doublé d'une vision acerbe de la société qui l'entoure. D'autres points auront été plus complexes à aborder, notamment la présence de la religion, récurrente dans le roman, et difficilement appréhendable pour le public japonais, mais l'auteur a choisi une autre forme de pression publique : celle des milieux mafieux. Aussi, la série a été entrainée vers différents trafics, activités illicites et prostitution, cette dernière thématique devenant même un des piliers de l'intrigue. Quelques symboles chrétiens seront présents, mais feront d'avantage office de clins d'œil, tout comme d'autres petits évènements plus anodins qui sauront sauter aux yeux des lecteurs avertis. Dans l'ensemble, la trame scénaristique et les différents rebondissements sont respectés, à l'exception de quelques inversions temporelles qui ne chagrineront pas les puristes de l'œuvre de Dostoïevski.

Cependant, la principale divergence, constituant également l'un des points forts du manga, concerne les modifications apportées aux différents personnages pour resserrer l'intrigue. Alors que les deux victimes de Raskolnikov, à plus forte raison la seconde, étaient vus d'un œil très lointain, Miroku prend son temps pour enquêter sur les agissements d'Hikaru Baba, afin que l'on comprenne la pulsion qui anime notre héros (sans pour autant la justifier). Pour Risa, on passe d'un rôle presque figuratif à une vraie protagoniste, marquant les premiers volumes par son profond désespoir ayant presque trait à la folie. En s'intégrant dans un profond passé, la relation entre Miroku et Sudo Kai, son mentor vers le côté obscur de la société, devient encore plus pertinente et soignée. Enfin, en faisant d'Ethika non pas la fille mais l'épouse de Kikuo, le mangaka nous présente un couple unique, à l'histoire profondément marquante et mettant en avant tout l'altruisme de cette héroïne, avant de le réutiliser à bon escient. Ces réajustements "modernes" emportent le récit vers une dimension nouvelle, sans que les différents protagonistes ne perdent de leur côté romanesque pour autant. Ainsi, Syndrome 1866 maintient un équilibre parfait entre des héros emportés par leur fougue et leurs considérations modernes.
    
 

TSUMI TO BATSU © 2007 byNaoyuki Ochiai / FUTABASHA PUBLISHERS LTD., Tokyo

Commentaires

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melliw

De melliw [826 Pts], le 27 Avril 2012 à 14h48

17/20

très bon dossier qui m'a convaicu. l'oeuvre me faisait de l'oeil depuis un moment,je vais m'y mettre!

dkrevenge

De dkrevenge [2696 Pts], le 12 Avril 2012 à 10h59

18/20

très bon dossier, pour une série très interessante (pas évident à lire)

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