SORYÔ Fuyumi - Actualité manga

SORYÔ Fuyumi 惣領冬実

Interview de l'auteur

Au lendemain de la conférence publique de Fuyumi Soryo au Salon du Livre de Paris, nous avons eu la chance rencontrer la mangaka, toujours accompagnée de son superviseur le sympathique Motoaki Hara, lors d'une interview qui fut l'occasion d'approfondir encore un peu plus Cesare et sa conception. Nous vous la faisons découvrir à l'occasion du 3ème opus de la série !
      
  
  
Fuyumi Soryo et Motoaki Hara, merci beaucoup d'avoir accepté cette interview, c'est un honneur de vous avoir en face de nous. Au beau milieu de personnages historiques tels Cesare Borgia, Machiavel, Léonard de Vinci ou Christophe Colomb, on a un héros inventé : Angelo Da Canossa. Comment est né ce personnage ? Pourquoi le choix d'un héros non-historique ?
Fuyumi Soryo : Il s'agit effectivement d'un personnage inventé, mais pour le créer j'ai pris comme modèle Michel-Ange.
Si j'ai choisi un héros non-historique, c'est à cause du statut de Cesare. Cesare est un homme important, un personnage politique historique de grande ampleur, donc en guise de héros il me fallait quelqu'un qui le voit avec les yeux d'une personne normale, pour mieux parler aux lecteurs.
 
 
Et comment avez-vous déterminé son caractère de jeune homme naïf ?
En fait, c'est l'image que je me fais d'un Italien, même si les Italiens ne sont pas d'accord (rires).
 
 
Ah ! Alors qu'on a tendance à ne pas du tout voir les Italiens comme ça et à penser que ce sont des dragueurs par exemple (rires)...
Aujourd'hui on a cette image de l'Italien dragueur, oui (rires). Mais il y a pas mal d'Italiens assez timides, et mon professeur d'Italien était comme ça. En fait, je suppose que les Italiens studieux partent d'Italie, et que les dragueurs restent dans leur pays (rires).
 
 
Comment est né le nom d'Angelo Da Canossa ? On devine que le prénom Angelo est une référence à Michel-Ange, mais qu'en est-il de son nom ? Est-ce une référence voulue à la pénitence de Canossa, ce moment clef du conflit médiéval entre la papauté et le souverain germanique, au cours duquel l'empereur Henri IV vint s'agenouiller devant le pape Grégoire VII afin que ce dernier levât l'excommunication prononcée contre l'empereur germanique ?
Oui, il s'agit précisément d'une référence à cet événement ! La pénitence de Canossa est le premier grand conflit de l'Histoire ayant opposé un souverain politique au Pape, c'est un événement qui a une forte symbolique car il colle parfaitement au sujet de mon manga qui voit lui aussi se confronter différentes forces politiques et religieuses pour le pouvoir. Il me semblait donc important de faire une référence à cela.
   


Cesare retrace le parcours de Cesare Borgia, un homme qui reste une énigme, très ambivalent, fascinant pour les uns et effrayant pour les autres. Des documents le présentent comme redoutablement intelligent, diplomate et très cultivé, et d'autres rumeurs en font un infâme manipulateur, qui serait allé jusqu'à tuer son frère et violer sa propre soeur. En dessinant Cesare, quels aspect du personnage sont le plus ressortis à vos yeux ?
J'ai entrevu sa soif d'explorer de nouvelles choses. Il a cherché à comprendre les choses qui politiquement étaient impossibles, et il a voulu les changer. Il avait un esprit très révolutionnaire. Dans ce sens, même si ce n'était pas un artiste comme pouvait l'être Léonard de Vinci, il ressemblait beaucoup à Galilée, car ils rejetaient tous deux le système établi.
 
 
Avez-vous vu certaines rumeurs sur le personnage se confirmer ou s'infirmer ?
Pour faire Cesare, j'essaie d'occulter ces rumeurs de ma documentation afin de rester la plus objective possible, mais parallèlement à Cesare il y a des rumeurs que j'ai cherché à mieux comprendre.
En ce qui concerne sa soi-disant relation incestueuse avec sa soeur, d'après Mr Hara, au vu des valeurs de l'Eglise de l'époque c'était impossible. Le crime sexuel religieux était le pire des crimes possible, donc il est très peu probable que ça se soit vraiment passé. Cesare Borgia a reçu une éducation très spécifique, très ancrée dans la religion, pour devenir Cardinal, il a toujours baigné dans cet esprit d'Eglise, donc qu'il commette un tel acte paraît impossible, ça aurait brutalement détruit son ascension.
On dit aussi qu'il aurait tué son frère Juan, mais s'il avait vraiment fait ça il n'y aurait rien gagné. Bien au contraire, perdre son frère aurait été pour lui un désavantage, car Cesare était loin de chez lui, et c'est donc Juan qui gérait la maison familiale. Garder son frère lui enlevait certaines contraintes qui lui permettaient de pouvoir agir stratégiquement sur d'autres plans.


On sait que votre objectif est d'offrir un travail aussi historiquement précis qu’un travail académique, dès lors on devine un énorme travail de documentation... avec des références d'ailleurs notées à la fin des tomes. Quelle part du travail représente la documentation ?
Même si ce n'est pas possible, je suis à 200% pour travailler (rires). 100% pour le travail de recherche, et 100% pour dessiner la série.
Mais même si je suis à 100% pour les recherches, il y a des petits mensonges par-ci par-là dans mon manga.
Par exemple, dans le tome 2, je fais se rencontrer Cesare et Léonard de Vinci à Florence. C'est moi qui ai voulu qu'ils se rencontrent, je voulais une confrontation entre la jeune intelligence de Cesare et la maturité intellectuelle de Léonard de Vinci. Mais même si c'est un mensonge, j'ai voulu faire en sorte que ce soit un mensonge un petit peu documenté, donc la première chose que j'ai faite a été de demander à Mr Hara de rechercher si des documents historiques faisaient état d'un passage de Léonard de Vinci en Italie en novembre 1491, et il y a bien été ! S'il avait été à Naples ou à Rome je n'aurais rien pu faire, mais comme les documents ne précisaient pas où il était en Italie, je me suis dit qu'il pouvait très bien être à Florence, et j'ai donc dessiné cette rencontre à Florence. Vous voyez, même si c'est un mensonge, ça reste un mensonge plausible (rires).


Avez-vous glissé d'autres petits mensonges de ce type dans la série ?

Oui !
Par exemple, dans le tome 2, on aperçoit à Pise un personnage énigmatique qui est en réalité Machiavel. Or, aucune archive ne précise où était Machiavel à cette époque, donc il aurait très bien pu être là. Il est étrange qu'il n'y ait aucune trace de lui à cette période précise, donc on peut très bien imaginer qu'aucune trace n'a été laissée parce qu'il était chargé d'une mission spéciale, secrète.
De plus, nous avons fait des recherches sur la liste des élèves de l'Université de Pise à l'époque, et nous avons découvert que son cousin y était. L'université de Pise a été créée par le Florentin Lorenzo de Médicis, et Machiavel était lui aussi florentin, alors pourquoi un esprit intelligent comme lui n'y aurait-il pas été alors que son cousin y était ?
Enfin, à l'époque, la relation entre Pise et Florence n'était pas très bonne, donc pour calmer les tensions Lorenzo a envoyé son fils Giovanni un peu comme son émissaire, mais il fallait que quelqu'un veille sur Giovanni. Cette personne aurait très bien pu être Machiavel, qui aurait alors eu pour mission spéciale de veiller sur le fils de Lorenzo.
   
 
 
On sent aussi un énorme travail de recherche picturale pour retranscrire l'Italie de la Renaissance dans vos dessins. Pour l'aspect visuel, quelles sont vos principales inspirations ?
On part d'abord des archives écrites, des dates de construction, de rénovation, etc... et à partir de là on s'inspire selon les informations que l'on a. On recherche aussi des monuments du même style, pour s'en inspirer.
 

Lors de votre conférence publique de la veille, vous avez également dit vous inspirer d'oeuvres d'art de la Renaissance. Y a-t-il des oeuvres en particulier ?
Il y en a tellement que je ne peux pas en citer ! (rires)

Après, je peux citer un film qui s'appelle Conclave, qui m'a inspiré pour ses incursions poussées dans l'élection du nouveau Pape suite à la mort de Callixte VI. Le film décrit tout le processus, les batailles psychologiques entre les Cardinaux... Dans ce film, le passage du conclave est vraiment bien fait et très documenté, mais je dois aussi vous dire que tout ce qui se passe avant le conclave, notamment les relations entre les personnages, c'est un peu n'importe quoi (rires). Par exemple, il y a un passage où le futur nouveau Pape découvre dans les toilettes du conclave son principal rival français en train d'acheter un autre Cardinal, mais comme il s'agit des toilettes il va quand même faire ses besoins pendant que les deux font leur transaction (rires).


A travers ses dessins de peintures et autres oeuvres d'art, Cesare nous laisse clairement penser que vous êtes aussi une amatrice d'art.  Hormis la Renaissance, y a-t-il d'autres périodes que vous appréciez particulièrement au niveau artistique ?
J'aime beaucoup les peintres baroques comme Rembrandt et Velasquez. Plus récemment, j'aime beaucoup Pierre-Yves Trémois.


Merci beaucoup pour cette entrevue très intéressante !


Remerciements à Mme Fuyumi Soryo, à Mr Motoaki Hara, aux éditions Ki-oon et au Salon du Livre de Paris.