POUPEE Karyn - Actualité manga

Interview de l'auteur

A l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage Histoire du Manga, la journaliste Karyn Poupée a eu la gentillesse de nous accorder une interview pour parler de son livre et de sa carrière... Voici le portrait d'une auteure française qui aime profondément les japonais, le Japon et sa culture!
 

 
 
Manga-news: Pouvez-vous vous présenter en quelques mots?
Karyn Poupée: Je suis journaliste à l'Agence France-Presse (AFP), où j'officie en tant que correspondante permanente à Tokyo depuis fin 2004. Mon travail consiste à cerner chaque jour dans l'actualité japonaise ce qui nécessite la rédaction immédiate de dépêches sur des sujets très divers (politique, économie, faits de société), ainsi qu'à effectuer des reportages et entretiens sur des thèmes extrêmement variés.


Comment avez-vous obtenu ce travail de correspondante?
Je vivais au Japon depuis plusieurs années, en tant que journaliste indépendante, après y avoir effectué maints séjours personnels et en tant que directrice technique d'une chaine de télévision. J'ai appris le japonais et débuté ce métier de scribouillarde en écrivant des articles pour des revues spécialisées dans les technologies de télécommunications, puis mon champs d'activités s'est largement étendu, à l'étude des entreprises japonaises, aux modèles commerciaux, à la consommation, et enfin au fonctionnement de la société nippone dans son ensemble, tout ces éléments étant bien sûr liés. Un directeur de l'AFP qui a repéré mon travail m'a alors proposé de rejoindre leur bureau de Tokyo pour couvrir, entre autres, l'actualité industrielle, technique, scientifique et économique nippone. Etre journaliste d'agence est un métier où l'on apprend la rigueur et l'humilité, puisque 90% des dépêches que l'on écrit ne sont pas signées en notre nom propre mais au titre de l'AFP. A vrai dire, je me considère plus comme une éternelle étudiante, que comme une journaliste. Quant au terme "écrivain", je ne l'emploie jamais me concernant.


Le premier livre que vous avez écrit s'intitule Les Japonais. Pouvez-vous nous parler de cet ouvrage?
Ce livre est mon premier qui traite uniquement du Japon, mais auparavant, j'en ai rédigé un autre, La Téléphonie mobile, dans la collection Que sais-je? (PUF), qui était certes un ouvrage technique mais déjà en partie fondé sur mon expérience dans la société nippone.
Les Japonais est quant à lui est un livre sociologique et historique qui se veut un portrait de la société japonaise actuelle, abordée sous différents aspects. J'y déroule l'histoire récente du Japon, depuis 1945 jusqu'à maintenant, et décrypte les comportements troublants des Japonais en donnant les raisons culturelles, géographiques, politiques et économiques du fonctionnement de la société.. Le but de l'ouvrage est d'en proposer une autre perception, d'expliquer, de décrire, de déconstruire par les faits des jugements hâtifs et définitifs qu'ont beaucoup de Français sur les Japonais, même s'ils n'ont jamais posé un orteil sur l'archipel.
 

 
 
Pour vous, quel est le plus gros défaut qu'on reproche aux japonais et qui n'a en fait pas lieu d'être?
Il s'agirait plus d'un ensemble de petits défauts ou plutôt de manies considérées comme des tares par les Occidentaux. On dit généralement qu'ils sont macho, bourreaux de travail, racistes, rigides, qu'ils n'ont pas d'humour, qu'ils ne savent pas parler anglais... Toutes ces idées, qui ne sont pas totalement fausses, sont biaisées et exagérées car elles ne sont pas replacées dans le contexte culturel, historique, poltique et socio-économique japonais. Mon travail, en tant qu'étrangère au Japon, qui comprend et lit la langue du pays, est d'analyser pour quelles raisons les Japonais sont ainsi et pourquoi on n'a pas de leçons à leur donner tant que l'on n'a pas partagé leur vécu, fût-ce uniquement de façon intellectuelle (parce qu'on ne peut pas réellement revivre leur histoire).


Votre livre permet donc de mieux comprendre les différentes facettes de la culture japonaise.
Je l'espère! Au delà des aspects que je viens d'aborder, j'explique aussi le fonctionnement des entreprises japonaises, quels sont leurs critères premiers en terme de développement de produits, quel état d'esprit est le leur, quelles sont leurs forces et faiblesses dans un environnement mondial bouleversé, quelles sont leurs craintes, leurs certitudes. Idem pour les citoyens, catégories par catégories (hommes, femmes, jeunes, vieux).


En tant qu'occidentale, avez-vous eu de gros problèmes d'adaptation lors de votre installation au Japon?
Il faut changer de langue, de logiciel et de logique,  prendre des bonnes habitudes japonaises et perdre les mauvaises habitudes françaises! En d'autres termes plus clairs et concrets: il faut être ponctuel, tenir à la lettre ses engagements, respecter les biens publics, laisser les hommes plus âgés passer devant lorsqu'on est une fille... et beaucoup d'autres choses! J'ai du mal à imaginer qu'on puisse bien vivre au Japon et comprendre le pays si l'on ne parle ni ne lit le japonais. Cela me semble indispensable pour être pleinement intégré dans la société. Oh, oui, bien sûr, au quotidien, on peut se débrouiller avec des bribes, mais pour ma part, je ne me contente pas de cela. Lire est essentiel à mes yeux. Cela demande des efforts, c'est un labeur ingrat et chronophage, mais j'ai choisi ce pays et je veux y vivre pleinement.


Comprenez-vous que beaucoup de touristes japonais soient déçus lorsqu'ils découvrent pour la première fois la France?
Oui, je comprends, je compatis. Par exemple, la saleté du métro parisien par rapport à son pendant japonais fait peine à voir! Je ne vais pas m'étendre sur ce type de reproches, car je risquerais d'être féroce.


Comment est né Histoire du manga, votre dernier ouvrage?
Ce livre n'est selon moi qu'une autre façon de raconter la société japonaise. Il ne traite pas uniquement de l'histoire du manga, il aborde aussi en parallèle celle de la société japonaise de 1850 à 2010. Il faut savoir que le manga a accompagné tous les soubresauts sociaux qui sont intervenus au Japon. Par exemple, après le séisme de Tokyo de 1923, qui a fait plus de 100.000 morts, un patron de journal a demandé à un illustrateur de l'époque de créer un manga ayant pour objectif de redonner le sourire à la population tokyoïte meurtrie par cette catastrophe... Le livre regorge d'anecdotes de ce genre!
En définitive, je crois qu'en comprenant mieux la société japonaise, les lecteurs saisiront mieux les références dans le manga, et notamment dans les manga pour un public de plus de 16 ans.
 



Comment avez-vous découpé votre ouvrage?
L'approche est totalement chronologique. On part de 1850 pour balayer toutes les années jusqu'à 2010. A chaque fois, un chapitre traite de l'histoire de la société et un  autre aborde l'histoire du manga en parallèle, avec la description des mouvements narratifs,  des portraits de héros et dessinateurs majeurs .
J'y traite en premier lieu des années 1850 à l'ère Meiji, débutée en 1868 et qui se termina en 1912. Ensuite l'ère Taisho (1912-1926), qui est très importante car c'est dans cette période que sont apparus les bulles et les personnages récurrents. Puis il y a l'ère Showa, entamée en 1926 et dont la première partie jusqu'à1945 est marquée par le manga propagandiste, l'une des périodes les plus sombres de l'histoire japonaise.
La deuxième partie de cette ère Showa, celle de l'Empereur Hirohito, à partir de la capitulation japonaise qui conclut la seconde guerre mondiale le 15 août 1945 jusqu'à 1989, s'accompagne d'une libéralisation de la presse et du manga. Osamu Tezuka, celui que l'on nomma après coup "le père du manga", commença à  faire parler de lui dans les années 1945-50, avant de finalement profondément bouleverser la donne.
A partir de là, l'ouvrage est découpé en décennies, voire en demi-décennies, car l'histoire du manga va grandement s'étoffer à partir de l'émergence de Tezuka. Au fil des pages, le lecteur croisera toutes les figures dominantes qui ont accompagné la montée en puissance du Japon jusqu'à 1989, puis son déclin depuis, ainsi que les auteurs qui ont dynamisé le manga avant qu'il n'entre dans une période d'affaiblissement, à partir du milieu des années 1990, notamment à cause de l'extension des modes de loisirs.


Quel est votre sentiment sur le manga d'aujourd'hui au Japon?
Depuis une quinzaine d'années, le manga est en voie de régression au Japon. L'apogée du manga a été atteinte en 1995 avec, par exemple, le magazine hebdomadaire pour adolescents Shonen Jump qui était tiré à 6,5 millions d'exemplaires par semaine. A cette époque, tout le monde lisait du manga dans la société nippone! Aujourd'hui, Shonen Jump se vend plus de deux fois moins, et c'est celui qui se porte le mieux.
Le marché a amorcé une chute continue, notamment en raison d'une désaffection de la part du lectorat de plus de 20 ans. Au début de la décennie 1990, il y avait une critique assez virulente contre les mangas destinés aux adultes, qu'on jugeait salaces. C'est ainsi qu'il est devenu suspect pour un "salaryman" en costume-cravate de lire un manga dans le métro, alors que cette pratique était à la mode dans les années 80. Cette chute des ventes de seinen s'est malheureusement répercutée au fil du temps sur l'ensemble du secteur...


L'arrivée des téléphones portables a-t-elle un rôle dans ce déclin?
En effet le téléphone portable a détourné une partie des lecteurs, notamment le public féminin et plus généralement adolescent.


Vous avez eu l'occasion de croiser des mangaka lors de la rédaction de l'ouvrage?
Oui! J'ai notamment rencontré Naoki Urasawa, qui aime aborder certains aspects culturels et historiques de la société nippones dans ses séries. C'est un type éminemment aimable, brillant (mais cela on s'en rend compte à la lecture de ses mangas), beau gosse, humble et qui rit de lui-même , ce qui ne l'empêche pas d'avoir conscience de la qualité de son travail. On sent qu'il a à coeur de pousser le lecteur à la réflexion tout en s'efforçant avant tout de le distraire. Le fait est que son but est atteint.
 
     


Votre ouvrage est-il accessible aux jeunes lecteurs?
Il est un peu ardu, mais je pense que le lectorat peut commencer à partir de 15 ans.


Quel est votre auteur du moment?
Outre Urasawa, incontestablement, Inio Asano. Je pense qu'à l'heure actuelle, ce jeune homme de 30 ans est le mangaka dont le travail reflète le mieux l'état d'esprit de la jeunesse nippone. Ses dessins autant que son propos me touchent réellement, m'émeuvent, parce que je suis préoccupée par ces jeunes Nippons.  Il y a dans les mangas d'Asano une sensibilité étrange, dans sa façon de représenter les visages, les paysages, de glisser de l'improbable dans un décor extrêmement réaliste, tellement qu'il en est angoissant.
 
   


C'est un portrait très triste...
En effet. La plupart des jeunes japonais sont de nos jours assez fatalistes, défaitistes, plus individualistes et moins aventureux. Ils manquent surtout de confiance en eux-mêmes et en leur société, sont angoissés et perdent un pan de leur curiosité pour se révéler in fine plutôt passifs...


Pensez-vous qu'il y a un grand fossé entre ces jeunes et leurs parents?
Oui. Il faut savoir qu'un jeune Japonais né après 1989 et la fin de l'ère Showa n'a connu que la crise. C'est ainsi que beaucoup de jeunes sont totalement désillusionnés et pensent que la distinction entre gagnants et perdants dans la société japonaise ne se fait plus grâce à l'effort, mais plutôt par chance.
On ressent bien cette idée dans Solanin, où on retrouve des jeunes qui montent un groupe de musique et qui se disent qu'avec un hasard heureux, ils dénicheront un producteur qui va les aider à percer. Ils n'hésiteront à pas à abandonner leur job avec cet espoir illusoire.
 
 


Un autre auteur que vous appréciez beaucoup?
J'aime beaucoup Hideki Arai, qui évoque dans ces séries les problèmes sociaux rencontrés au Japon. Il y a aussi Hiroshi Motomiya avec son récit Je ne suis pas mort, particulièrement poignant.
 
   


J'ai entendu dire que vous n'aimiez pas le shojo...
Ce n'est pas un a priori ni un principe. J'apprécie le manga pour fille (shojo) des années 70, où il y a un fond psychologique plus développé. Mais je trouve que la plupart des shojo manga actuels traînent en longueur et manquent de robustesse du point de vue de l'intrigue. J'ai du mal à passer le cap du premier tome, alors que  je dévore des seinen.


Le Boy's love se développe de plus en plus en France. Quelques mots sur ce sujet?
Dans mon livre, un long chapitre est consacré au boy's love. J'ai étudié le cas de beaucoup de filles pour connaître leurs motivations. Finalement, leurs réponses sont très triviales ou hypocrites... Elles expliquent qu'elles lisent ce genre d'histoires car cela leur permet de prendre une distance totale avec le récit: elles ne s'identifient à aucun des personnages, puisque ce sont des hommes. Elles n'éprouvent donc pas de honte, alors qu'à l'inverse elles ressentent une gêne à lire des récits mettant en scène des histoires d'amours hétérosexuelles car elles pourraient se mettre à la place du personnage féminin. Globalement, elles détestent voir des filles nues dans un manga. A l'inverse, elles aiment admirer des éphèbes en scène, la beauté esthétique masculine étant primordiale pour elles.


Combien de temps vous-a-t-il fallu pour réaliser Histoire du manga?
J'ai commencé à écrire ce livre lorsque les Japonais est paru, à partir de mi-2008. Je l'ai terminé en mai 2010, après une ultime délicate relecture. Je ne compte pas le temps de recherches et d'accumulation d'informations qui est mon lot quotidien depuis que je vis au Japon, monceau de données qui m'ont bien sûr énormément servi.


Enfin, qu'est-ce qui a été le plus difficile pour vous dans le cadre de la conception du livre?
Le plus difficile fut de faire le tri dans l'océan d'informations à ma disposition. Je n'ai travaillé qu'à partir de sources en japonais, ai silloné des musées, bibliothèques et librairies, enrichi mes propres archives. Il a fallu faire des choix, et bien évidemment je n'ai pas parlé de tous les mangas. Au final, j'ai supprimé une centaine de pages.
Je ne sais pas si les lecteurs s'en rendront compte, s'ils y seront sensibles, s'ils apprécieront ou non, mais j'ai également passé beaucoup de temps, avec plaisir d'ailleurs, à choisir les mots et ciseler les phrases. J'ai un véritable attachement à la langue française, très riche, et il était important pour moi de bien travailler mes textes. J'ai repris des passages maintes et maintes fois sans être pleinement satisfaite... Ce n'est pas à moi de juger désormais, je n'ai plus qu'à accepter le verdict des lecteurs et à en tirer les leçons.
 
 
Merci!