Junji ITÔ - Junji ITOH - Actualité manga

Junji ITÔ - Junji ITOH 伊藤潤二

Interview de l'auteur

Publiée le Mercredi, 25 Février 2015

Invité Festival d'Angoulême, en 2015, le célèbre mangaka Junji Itô était de passage à Paris quelques jours avant l'ouverture du salon. Au terme d'une journée riche pour l'auteur, en interviews et en dédicaces dans la capitale, nous avons eu l'opportunité de le rencontrer le soir venu, pour un entretien très riche sur l'ensemble de sa carrière, de Tomie jusqu'à sa Yûkoku no Rasputin, en passant par Spirale et ses autres récits d'horreur.
    
   
   
 
Bonjour et merci de nous accorder cette interview. Pour commencer, pouvez-vous nous parler de vos débuts ? A l'origine, vous vous orientez vers une formation médicale, comment avez-vous changé de voie ?
Effectivement, j'ai suivi des études en médecine et je suis même devenu prothésiste dentaire. Plus que l'aspect médical, c'est le côté travail manuel, la conception « plastique » qui me plaisait. Malheureusement, je suis atteint de problèmes de circulation sanguine au niveau de mes mains, ce qui ne me permettait pas de travailler assez vite. A bout de deux ou trois ans, je commençais à me dire que je n'étais pas fait pour ce métier.
 
En parallèle, j'ai toujours été fan de manga, et je lisais notamment le Gekkan Halloween, magazine de prépublication destiné à un public féminin, spécialisé dans les histoires horrifiques, qui était édité par Asahi Sonorama (entre 1986 et 1994, ndlr). Un jour, cette revue a lancé un nouveau concours de découverte de jeunes auteurs, le Prix Kazuo Umezu, dirigé par l'auteur éponyme. Je me suis dit que c'était l'occasion de tenter ma chance dans ce milieu, et j'étais très motivé par l'idée d'etre lu par M. Umezu. J'ai donc proposé une histoire, et j'ai été retenu en tant que lauréat... mais à la dernière position ! C'est ainsi qu'a débuté ma carrière.
   
  
Qu'est-ce qui vous a inspiré dans les œuvres de Kazuo Umezu ?
C'est un ensemble de choses, principalement son style graphique, que j'apprécie particulièrement. Mais aussi l'originalité de ses histoires : M. Umezu a développé des idées plus folles les unes que les autres !

                                      
  
Beaucoup de mangakas débutent comme assistants, êtes-vous également passé par cette étape ? 
Non, je me suis directement lancé sans passer par là. Cependant, je me suis basé sur différents ouvrages didactiques sortis à l'époque, qui expliquaient les ficelles du métier de mangaka. Parmi eux, il y avait un livre de Shotarô Ishinomori, et un autre signé par Osamu Tezuka.
   
  
Parmi vos thèmes de prédilection, on retrouve notamment les déformations physiques, la folie humaine, et l'incursion de l'irrationnel dans des cadres réalistes. D'où vous vient l'attirance pour ces thématiques ?
Concernant les déformations physiques, je pense que cela apporte un aspect horrifique, surtout lorsque cela touche à des êtres humains. Je ne trouve que peu d'intérêt à représenter cela sur des animaux, c'est moins impressionnant, il n'y a pas d'identification. La peur vient de la désacralisation des corps, ce qui fait que je mets plus en avant les bouleversement physiques plutôt que psychiques. Mais ces deux thèmes finissent par se rejoindre, car quand le corps ou le monde est en proie à des phénomènes aussi iréels, le seul moyen d'y survivre est de plonger dans la folie. Cela peut paraître surprenant, mais je comparerais ça à l'amour : lorsque l'on est amoureux, notre perception du monde change et l'on sombre quelque part dans une forme de démence ! (rires)
 
Concernant l'incursion de l'irrationnel, j'ai lu beaucoup d'oeuvres fantastiques et de science-fiction dans ma jeunesse. C'est donc devenu, quelque part, un réflexe de lecteur, et par extension, un réflexe d'auteur.
   
    
En ce moment, êtes-vous inspiré par de nouvelles thématiques, ou de nouveaux artistes ?
Actuellement, non. Les auteurs qui ont attiré mon attention par le passé sont un peu moins prolifiques aujourd'hui, comme Katsuhiro Otomo ou Kazuo Umezu. Il ne reste guère que Daijiro Morohoshi qui continue à travailler plus régulièrement, ou encore Shigeru Mizuki  qui tient encore la plume à plus de 90 ans ! (rires) Même si de ce que j'en sais, il est majoritairement épaulé par l'un de ses assistants. 
  
Vous imaginez-vous, vous aussi, de continuer à dessiner à cet âge-là ?
Si j'en ai encore la force, oui, bien sur ! (rires)
                                   
  
Dans vos histoires,  on retrouve souvent des archétypes de personnages, notamment des jeunes femmes au visage fin et aux longs cheveux noirs et lisses. Est-ce pour vous le type de personnage idéal pour de genre de récit ?
En fait, c'est tout simplement mon style de femmes ! (rires)
   
  
Quelle est l'importance de la présence de la beauté dans vos œuvres ? Est-ce pour mieux contraster avec l'horreur de vos histoires ?
Je ne sais pas si j'y accorde vraiment une place importante... j'aime dessiner de jolies femmes, tout simplement. Mais effectivement, il y a ce contraste qui apparaît, presque de manière intuitive. 
  
   
Généralement vos œuvres horrifiques sont très courtes, et même quand elles sont longues elles sont souvent divisées en petites histoires (comme dans Spirale). Vous sentez vous plus à l'aise dans ce type de format court ?
Je ne réfléchis pas forcément au format, mais les histoires sont souvent courtes au moment où j'y réfléchis, bien avant de les poser sur papier. Généralement, je trouve une idée assez percutante, et j'essaie de faire grossir une intrigue autour d'elle au maximum... sans pour autant impliquer une autre idée majeure en même temps. Et si je n'arrive plus à étendre le sujet, je m'arrête avant de me disperser.

                     
   
   
Est-ce une manière de faire du tri dans toutes les idées que vous pouvez avoir en tête ?
En effet. Je rajouterai de même qu'il faut savoir gérer ses personnages. Certains mangakas vont construire leur intrigue à partir des personnages, dont ils vont consolider la personnalité, avant de les mettre en scène dans diverses situations. Comme je pars d'abord de l'idée motrice, j'ai du mal à faire avancer mes personnages sur beaucoup de péripéties, d'où une fois encore le fait d'avoir des récits assez courts.
   
   
Trés souvent, vos nouvelles horrifiques se terminent sans que les personnages n'aient trouvé une réponse ou une solution à leur problème. Pire, pour le lecteur on les quitte souvent alors qu'ils sont en train de sombrer de plus en plus. Pourquoi ces choix ? 
C'est dans ma façon d'être, mon caractère ! (rires) J'affectionne les fins violentes, un peu vicieuses. 
    
    
Plus simplement, pour vous, qu'est-ce qui fait une bonne œuvre d'horreur ?
Pour moi, ce qui importe avant tout, c'est l'atmosphère. Si j'arrive à retranscrire sur papier l'ambiance horrifique que j'ai en tête, alors il s'agira d'une histoire efficace. 
   
  
Dans le genre horrifique, il y a plusieurs écoles, notamment des œuvres jouant avant tout sur le gore. Que pensez-vous de ce type de récit ? Pourriez-vous aller vers ce genre ?
Ce n'est pas vraiment ce que j'affectionne. Après, si l'intrigue me pousse à des représentations explicites, à montrer des tripes par exemple, je le ferai, tout en évitant d'en faire trop. Mais je n'irai jamais jusqu'à faire un manga précisément dans ce genre.

                               
  
L'une de vos héroïnes les plus emblématiques est l'énigmatique Tomie. Comment est né cet inquiétant personnage ?
J'étais parti de l'idée suivante : qu'est-ce qui se passerait si l'une des personnes que l'on connaissait revenait d'entre les morts avec un visage complètement déformé ? C'est la base de la réflexion qui a conduit à la création de Tomie.
   
  
Que pensez-vous des multiples adaptations cinématographiques de cette œuvre ?
En fait, il n'y a qu'un seul critère qui m'intéresse dans les adaptations : savoir si l'on choisira de belles actrices pour représenter mes héroïnes ! (rires)

              
   
Etes-vous impliqué à un certains niveau dans ces adaptations ? Dans le choix des comédiennes, justement ?
Oui, on vient souvent recueillir mon avis sur les scénarios des adaptations, sans même attendre que j'en fasse la demande. Je ne supervise pas le choix des actrices, même s'il m'arrive de présenter quelques requêtes ! Mais après, ce sont des problèmes d'agences, de disponibilités,... et au final, je ne sais même pas si mon avis est encore pris en compte ! (rires)
La seule exception, c'est pour le tout premier film. A l'origine, la comédienne Miho Kanno devait jouer un rôle secondaire, une jeune femme un peu méchante. Mais je l'ai repéré et j'ai demandé à ce qu'elle prenne le premier rôle, celui de Tomie.
  
Du coup, est-ce votre film préféré ?
Oui, je pense ! (rires)
   
  
En 2010 vous avez dessiné une oeuvre qui sort beaucoup de votre registre habituel : Yûkoku no Rasputin, un thriller policier/politique en 6 tomes sur un scénario de Takashi Nagasaki. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur  cette collaboration ? 
En réalité, c'est un peu plus compliqué que ça : cette histoire est basée sur un livre de Masaru Sato, un ancien diplomate japonais qui a beaucoup voyagé dans le monde, et qui a par la suite écrit ses expériences. L'éditeur Shôgakukan est alors venu me proposer d'en faire une adaptation en manga. Je devais alors collaborer avec M. Sato, mais nous n'arrivions pas à nous accorder sur l'angle d'écriture. M. Sato s'intéresse davantage à la transpositions de faits réels qu'à l'écriture de fictions.  Le projet en est resté là, jusqu'à ce que M. Nagasaki, vienne s'en mêler. Il a présenté sa version du scénario, faisant le compromis entre réalité et fiction. Il était beaucoup plus aisé de travailler avec M. Nagasaki, qui connaît bien le monde du manga (pour travailler comme éditeur et coscénariste de Naoki Urasawa, ndlr).
   
Pensez-vous à l'avenir faire d'autres collaborations avec d'autres scénaristes ?
Si l'histoire me plait, oui, pourquoi pas ?

                                  
  
  
Est-il déjà arrivé que vos éditeurs vous posent des limites/trouvent que vous allez trop loin ?
C'était le cas surtout à mes débuts, lorsque je connaissais encore peu le monde du manga. Mon éditeur de l'époque m'a rapidement mis en garde sur le fait d'éviter des contenus pouvant porter à confusion, comme le fait de mettre en scène des personnes malades par exemple. Une fois ces restrictions établies, il n'y a plus eu ce genre de discussions, car je m'impose naturellement ces limites-là.
Après, comme toute relation entre auteur et éditeur, il arrive que certaines de mes idées soient refusées car pas assez pertinentes, car l'humour ne fait pas mouche,... mais ces critiques sont toujours émises ans le but d'améliorer mes histoires.
  
Certaines de vos histoires ont-elles été refusées en bloc ?
Oui, cela m'est arrivé quelquefois, et même encore très récemment ! (rires)
   
   
Pour finir, pouvez vous nous dire quelques mots sur votre projet en cours ou a venir ?
Actuellement, avec les éditions Shôgakukan, nous travaillons sur la biographie d'Osamu Dazai, un romancier de la première moitié du 20ème siècle, et plus particulièrement de son récit autobiographique, Ningen Shikkaku (déjà à l'origine de deux adaptations manga, La Déchéance d'un homme et Je ne suis pas un homme, ndlr).
   
   
Remerciements à Junji Itô, à son interprète et à ses éditeurs pour l'organisation de cet entretien.


Interview n°2 de l'auteur

Publiée le Vendredi, 23 Juin 2023

Junji Itô était l'invité phare des éditions Mangetsu, et l'un des mangakas attendus pour l'édition 2023 du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Son exposition a attiré les foules, et certains ont même bravé le froid et la nuit pour espérer faire partie des heureux élus qui remporteront une dédicace du maître (une initiative malheureusement entachée par des personnes accréditées peu scrupuleuses qui n'ont pas hésité à user de leur passe droit pour entrer avant le public dans le musée). Parmi les notes bien plus joyeuses, rappelons que l'artiste a remporté Un Fauve spécial au cours de cette édition 2023, au même titre que les mangakas Ryôichi Ikegami et Hajima Isayama.


De notre côté, nous avons eu l'immense honneur de nous entretenir de nouveau avec l'un des piliers du manga horrifique, aux côtés du blog Le Cabinet de Mccoy et des sites Comixtrip et Comicsblog. Quelques mois plus tard, et tandis que l'ouvrage Fragments d'horreur paraîtra dans moins de deux semaines aux éditions Mangetsu, retour sur cet entretien croisé.


https://www.manga-news.com/public/2023/news_06/Junji-Ito-FIBD.jpg



À la suite de longues années de pause, qu’est-ce que vous a apporté la création de Sensor et de Zone Fantôme ?


Junji Itô : J’ai dessiné Sensor après La Déchéance d’un Homme, et j’ai voulu traiter les énigmes de l’univers dans cette histoire. C’est un récit que j’ai commencé en toute liberté, sur lequel je faisais un peu tout ce que je voulais. Mais le thème que j'avais choisi était tellement vaste que, finalement, je ne suis pas entièrement satisfait du résultat.

Ensuite, pour Zone Fantôme, j’ai vraiment multiplié les réunions avec mon éditeur pour bien préparer le travail à chaque histoire. Je pense que l’apport de la collaboration éditoriale a été très important. De plus, je disposais de beaucoup de temps pour dessiner ces histoires puisqu’elles étaient publiées sur internet. J'avais moins le stress des délais, ce qui m'a permis de bien construire mes récits.

Il y a deux extrêmes entre ceux deux œuvres. Sur Sensor, j'ai fait tout ce que je voulais. Et pour Zone Fantôme, j’ai vraiment préparé l'œuvre en discutant avec mon éditeur. Ce sont deux récits qui m’ont permis d’expérimenter ces deux extrêmes.


 

Sur Zone Fantôme, avez-vous apprécié la liberté que vous offrait le numérique, la libération des contraintes d’une page ou de la limite de nombre de planches ?


Junji Itô : Oui. Concernant le numérique, c’est vrai que c'est mieux sur papier, parce qu’on se rend davantage compte qu'on a réalisé un dessin. En même temps, le numérique dispose de nombreux d’outils très pratiques. Par exemple, je peux faire mes points dessinés en un instant sur un grand écran, ça me permet de gagner en vitesse, et m’apporte beaucoup de facilité pour travailler. Concernant le nombre de pages, c’est vrai que le fait de ne pas être limité m’apporte une très grande liberté. J’ai l’impression de pouvoir dessiner tout ce que je veux et, en tant qu’expérience, je suis reconnaissant de pouvoir faire ça.


Une petite question sur votre exposition, par rapport à la scénographie, assez incroyable. Peut-on se plonger dans l’ambiance d'une telle exposition quand on est soi-même auteur des œuvres présentées ?


Junji Itô : C’est vrai que comme mes planches sont sur papier, les voir encadrées avec raffinement au mur, rien que ça, les mettent en valeur. Mais en plus il y a tout ce décor avec une construction qui rappelle les maisons traditionnelles japonaises. Mes dessins sont agrandis au mur, appuyés par un travail sonore effrayant. Ça m’a permis de voir avec un regard neuf et frais mes propres œuvres.


https://www.manga-news.com/public/2023/news_06/Itw-Junji-Ito-expo.jpg
Exposition : Junji Itô - L'antre du délire


Vous êtes déjà venu en France en 2015. Mais cette fois-ci, votre participation doit être particulière. Comment vous sentez-vous après une semaine de marathon à travers la France entre Marseille et Paris ?


Junji Itô : Effectivement, c'est la deuxième fois que je me rends à Paris et à Angoulême. J’ai retrouvé des paysages qui étaient restés gravés dans ma mémoire, ça m'a rendu heureux de les revoir. Les architectures et les bâtiments français ont une histoire très longue, et ils sont très artistiques. Ce sont des structures inimaginables au Japon. J’ai aussi beaucoup profité des paysages de Marseille.

Pour ces trois villes, j’ai réellement apprécié de découvrir ces paysages. Je suis allé aux catacombes à Paris et c’était très impressionnant, beaucoup plus que ce que je pensais. Tout ceci constitue une expérience merveilleuse, et voir tous ces lecteurs qui sont venus contempler l’exposition, pour ensuite venir à la dédicace, m'a rendu heureux.

Miyako Sloccombe, l'interprète de M. Itô, était aussi visée par la question, et apporte le commentaire suivant  : Personnellement, le programme est effectivement très chargé. Mais l’ambiance est extrêmement chaleureuse, aussi bien de la part de l’équipe de Mangetsu que de celle de M. Itô et de son équipe. C’est que du bonheur, tous les jours.


Revenons à Zone Fantôme, concernant l’histoire de Maudite Madone qui se situe dans l’école chrétienne dans la Zone Fantôme. D'où provient votre fascination récente pour la religion et la mythologie chrétienne ?


Junji Itô : C’est simplement que dans mon entourage, on m’a dit que la Bible avait un contenu très intéressant; j'en ai donc acheté un exemplaire. Moi-même je ne suis pas chrétien, et je n’ai pas encore tout lu. Mais j’ai pensé que l'ouvrage constituer des ingrédients intéressants pour dessiner des histoires comme Maudite Madone. Aussi, le catholicisme une religion avec une histoire très ancienne, et on y trouve dedans toutes sortes d'épisodes intéressants que j’ai eu envie d'utiliser dans mes histoires.



Restons un peu sur vos recueils de nouvelles, mais cette fois sur les thématiques du rêve et du sommeil. Avez-vous en tête des concepts que vous souhaitez approfondir ? Je pense particulièrement à ce que vous avez développé dans Léthargie d’un Rêve sans fin, le rêve qui ne se termine jamais et se développe, encore et encore, jusqu’à ce que ça transcende directement le corps de la personne.


Junji Itô : Les rêves représentent effectivement quelque chose de très étrange. La simple question “pourquoi rêve-t-on ?” m’intrigue beaucoup. Aussi, je pense que si je trouve d'autres idées intéressantes à ce sujet, j‘aurais envie de les utiliser dans des histoires, et je suis quasiment persuadé que je trouverai encore des intrigues relatives à ce concept.


Nous aimerions aborder votre adaptation de Frankenstein de Mary Shelley. C'est une œuvre particulièrement forte, que nous adorons., Quels souvenirs avez-vous de cette parution, notamment sur le travail d’adaptation ? Comment avez-vous imprégné le récit d’origine de votre patte horrifique ?


Junji Itô : Je ne me souviens plus exactement en quelle année nous étions, mais il y avait une adaptation de Frankenstein par Kenneth Branagh. Comme Asahi Sonorama, mon éditeur, avait eu cette information, il m'avait proposé de sortir une adaptation de Frankenstein en même temps que le film. Jusqu’ici j’avais fait peu d'adaptations, et je partais rarement sur des histoires qui existaient déjà. Pour ces raisons, ce travail m'inquiétait un peu, mais je me suis dit “Pourquoi ne pas essayer?”.

J’avais déjà vu le film Frankenstein avec l’acteur Boris Karloff qui jouait le monstre. C’est un film qui m’a profondément marqué. Mais je n’avais jamais lu le roman, ce que j'ai fait avant de m'atteler à cette adaptation. J’ai été étonné de voir que ce récit a un aspect très philosophique, chose que l’on ne trouve pas dans le film. Ça m’a donné envie d'être fidèle au roman d'origine. Certes, j’ai changé beaucoup d'éléments, mais j’ai essayé d’être fidèle à l’esprit de l'œuvre. C'était très important pour moi.

Une autre chose  m’avait marqué dans le roman : lorsque Monstre demande à Frankenstein de recevoir une femme. Mais finalement, elle n'est pas conçue au sein du roman. Alors, je me suis dit qu'il pourrait être intéressant si, dans mon manga, Frankenstein concevait la femme du Monstre. Je suis parti de la manière dont le Monstre est fabriqué, en assemblant plusieurs morceaux de chair et de corps recueillis dans des tombes. Pour la tête de l'épouse, j’ai imaginé ce que serait une femme guillotinée. Je trouvais qu’au niveau du scénario, l'idée serait encore plus intéressante si la femme guillotinée était un personnage important de l’intrigue, c’est-à-dire la domestique condamnée alors qu’elle était innocente. Quand le film de Branagh est sorti, je me suis rendu compte qu’il avait fait la même chose : la femme de Frankenstein était conçue ! Le fait que Kenneth Branagh ait eu la même idée pour son film m'a beaucoup amusé.



Puisqu’on parle de la construction des corps, nous aimerions parler de leurs destructions. Pourquoi, dans vos œuvres, les corps sont-ils détruits ? Quel est le lien entre ces destructions et la folie, et pourquoi cette folie-là devient horrifique ?


Junji Itô : Concernant la destruction de corps, je demande parfois que si le mien était détruit, que se passerait-il ? Cette idée m'effraie, et je pense que c’est cette appréhension qui s’exprime dans mes œuvres. Concernant la part de folie, je pense être beaucoup influencé par un romancier japonais, Yasutaka Tsutsui. C'est un auteur de science-fiction qui traite beaucoup du thème de la folie, ce qui m’a beaucoup influencé. Chez lui, la folie atteint un tel point qu'on se dirige vers l'humour, vers le rire. C’est extrêmement intéressant, et je pense que ça m’a profondément marqué.


Dans votre œuvre, il y a une ressemblance assez étrange avec Hans Ruedi Giger; le plasticien suisse. Comme vous, il explore les limites du corps, mais avec un angle bien plus mécanique. La couverture de l'artbook, sorti récemment sur Mangetsu, m’a beaucoup fait penser à son art. Avez-vous un regard sur son œuvre ? La connaissez-vous ? Vous donne-t-elle envie d’explorer du body horror plus mécanique ?


Junji Itô : Oui, j'aime énormément le travail de Hans Ruedi Giger, que j’ai découvert avec Alien. Ce monstre à la tête en longueur m’a énormément marqué, jamais je n'avais imaginé une créature pareille. Je suis devenu immédiatement un grand fan de Giger, si bien que j’ai acheté toute la série d'artbooks "Necronomicon". J'ai ainsi découvert ses paysages tout droit sortis des enfers, réalisés au airbrush. J’étais vraiment fasciné par son imagination débordante. En étant aussi admiratif, son travail m’a beaucoup influencé.

Effectivement, dans Gyo, il y a un aspect plus mécanique des corps. À l’origine, la mécanique au niveau du design devait être encore plus poussée. Mais comme il fallait que les lecteurs pensent avoir à faire à des êtres vivants, j’ai évité d'aller trop loin. Une des histoires courtes de Zone Fantôme tome 2, Le Village d'Éther, prend pour thème les machines à mouvements perpétuels . Dans ce récit, on trouve énormément de corps plus mécaniques. Le recueil va sortir chez Mangetsu en avril, vous pourrez le découvrir dans sa traduction à ce moment-là. (ndt : l'ouvrage est disponible depuis le 3 mai 2023).


https://www.manga-news.com/public/2023/news_06/Giger-art.jpg

© Hans Ruedi Giger

Enfin, revenons sur la façon que vous avez de traiter l’humour. En lisant vos œuvres, on voit que ces dernières se rapprochent de l’absurde. Peut-on découvrir vos histoires comme des récits d'épouvantes qu'on se raconte entre amis, mais pour au final pour se faire rire ?


Junji Itô : Moi-même, j’aime beaucoup les comédies et les histoires humoristiques. Il est vrai que tout en dessinant des histoires qui font peur, pour détendre l'atmosphère et permettre au lecteur de respirer, il m’arrive d’ajouter des éléments comiques. Peut-être pouvons-nous comparer ça à des amis qui se réunissent entre eux pour se faire peur, et qui vont en même temps inclure quelques touches d’humour pour faire monter l'ambiance. Ces éléments sont peut-être présents dans mes mangas, en effet.


Interview menée par Alix (Comixtrip), Piai (Le Cabinet de Mccoy), Antoine Boudet (Comixblog) et Julian (Manga News). Remerciement à Junji Itô pour avoir accepté la rencontre, à l'équipe des éditions Mangetsu pour son organisation, à son interprète Miyako Sloccombe, et à Asahi Shinbun, l'éditeur de l'artiste.